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Sixième étage d'un bâtiment austère sur le site de l'hôpital Érasme, à Bruxelles. Dans le bureau que Cédric Blanpain y occupe, une quinzaine de bouteilles de champagne vides coiffent une bibliothèque. Elles ont été débouchées pour de " grands événements " : les publications qui se sont succédé dans des revues prestigieuses, les prix décernés à celui que Patrick Mehlen, chercheur en cancérologie à Lyon, membre de l'Académie des sciences, surnomme l'étoile montante.Car l'homme de 46 ans qui nous fait face dans son jeans est devenu en peu de temps un des leaders mondiaux de la recherche sur les cellules souches. " L'objectif de mon laboratoire est de mieux comprendre leur rôle dans le développement et la maintenance des tissus adultes ainsi que dans l'initiation et la croissance des cancers ", précise-t-il.À la fin de ses études secondaires, ce Lasnois d'origine était attiré par les voyages au bout du monde, sac au dos. Cette passion s'est focalisée plus tard sur un autre type d'aventure : la recherche dans un domaine encore largement en friche. Il dit avoir le goût des sujets chauds où tout reste à découvrir et de la recherche compétitive.Il adhère d'ailleurs au précepte bouddhiste selon lequel toute activité doit être traitée de la manière la plus complète et la plus parfaite, qu'il s'agisse de balayer sa cuisine ou de réaliser une expérience scientifique. Alexandra Van Keymeulen, qui le seconde depuis la création de son laboratoire en 2006, souligne son enthousiasme, son opiniâtreté et les exigences qui en découlent. " Il travaille tous les soirs et tous les week-ends ", rapporte-t-elle. Et d'ajouter : " Comme il est prêt à presque tout sacrifier, il admet difficilement que d'autres membres du laboratoire ne soient pas toujours disposés à en faire autant. "Parallèlement à ses études de médecine, puis à sa spécialisation en médecine interne, Cédric Blanpain s'était adonné à la recherche au sein de l'Institut interdisciplinaire en recherche humaine et moléculaire (IRIBHM), à l'université libre de Bruxelles. Au départ, cependant, il voulait devenir médecin pour Médecins sans Frontières ou psychiatre. Il saisit pourtant très vite quelle était sa véritable vocation. Au point de mettre provisoirement entre parenthèses sa spécialisation en médecine interne pour réaliser, entre 1997 et 2001, une thèse de doctorat sur les mécanismes d'entrée du virus de l'immunodéficience humaine (sida).Centrés sur le récepteur CCR5 découvert un an plus tôt par le professeur Marc Parmentier, de l'IRIBHM, les travaux de Cédric Blanpain permirent de cerner les interactions entre ce récepteur et les protéines virales, mais aussi de comprendre comment ses ligands naturels peuvent inhiber l'infection par HIV et, partant, d'expliquer la résistance de certaines personnes au virus. Coup d'essai, coup de maître ! Une dizaine de publications en tant que premier auteur et le prix Galien de pharmacologie viennent couronner ses travaux.Spécialisation en médecine interne reprise et terminée, il se tourne résolument vers la recherche. Son goût pour les territoires peu explorés ne peut le mener que vers un domaine émergent. Ce sera les cellules souches. En octobre 2002, il débarque à New York avec son épouse, gynécologue, pour un post-doctorat dans le laboratoire d'Elaine Fuchs. La chercheuse du Howard Hughes Medical Institute de l'université Rockefeller est une pionnière dans l'étude des cellules souches de la peau.Dans cet institut de douze étages où l'on peut croiser six prix Nobel en activité, la fertilisation intellectuelle est permanente et l'excellence, le maître-mot. La première découverte du post-doctorant fait immédiatement grand bruit. Publiée dans Cell, elle consacre la multipotence des cellules souches du follicule pileux, leur capacité à générer tous les autres types cellulaires de la peau. Les grands journaux américains relaient l'information et, comme l'image clé de l'article de Cell, largement diffusée par les médias, représente une souris nue avec une touffe de poils, des dizaines de personnes sollicitent Cédric Blanpain pour qu'il prenne en charge leur problème de calvitie. Le chercheur en sourit encore.Après quatre ans aux États-Unis et quelques publications très remarquées, Cédric Blanpain revient en Belgique. Raisons familiales ? Pas seulement. " C'est quelqu'un qui aime son pays ", dit Patrick Mehlen.En 2006, il est nommé chercheur qualifié du FNRS. Son ambition ? Créer son propre groupe de recherche au sein de l'IRIBHM, à Bruxelles. N'ayant pas d'argent, il cherche des sources de financement sur la base d'un projet original qu'il avait élaboré alors qu'il vivait encore à New York : découvrir l'origine des cancers en mêlant la recherche en oncologie et la recherche sur les cellules souches.Le projet séduit, plusieurs bourses (FNRS, Human Science Frontier Program, Welbio de la Région wallonne, ERC Starting Grants du Conseil européen de la recherche...) lui permettent de démarrer. " Il a sans cesse d'excellentes idées, c'est un visionnaire ", déclare son bras droit, Alexandra Van Keymeulen. Les premiers résultats ne se font pas attendre. Et, au fil des ans, des découvertes importantes issues du jeune laboratoire alimentent les colonnes des meilleures revues.La première, publiée en 2010 dans NatureCell Biology, porte sur le carcinome basocellulaire, cancer de la peau le plus fréquent chez l'homme. S'appuyant sur une technique développée dans leur laboratoire, l'" analyse clonale de l'origine des cancers ", qui leur permet de suivre le devenir individuel de cellules tumorales isolées, Cédric Blanpain et son équipe renversent un dogme. Ils montrent en effet que les cellules souches du follicule pileux ne constituent pas le point de départ du carcinome basocellulaire et, par conséquent, que les caractéristiques de différenciation d'une tumeur ne portent pas nécessairement la signature de son origine cellulaire.En 2011, quatre articles couronnent les travaux des chercheurs belges. Les thèmes en sont variés, Cédric Blanpain ayant pris l'option d'initier aussi, sans crédit spécifique, des recherches sur les cellules souches normales. Ces étudesconcernent l'isolement des progéniteurs cardiovasculaires les plus précoces issus de la différenciation des cellules souches embryonnaires, l'identification des cellules à l'origine du carcinome spinocellulaire, celle de deux types distincts de cellules souches impliquées dans le développement et la maintenance de la glande mammaire, celle encore d'un nouveau rôle pour le VEGF dans la régulation des cellules souches cancéreuses.Un an plus tard, le groupe de Cédric Blanpain fut le premier à démontrer l'existence de cellules souches cancéreuses dans un modèle in vivo de croissance tumorale spontanée. Plusieurs auteurs avaient mis en évidence la présence de telles cellules dans des modèles de tumeurs transplantés chez l'animal. Mais les souris utilisées étaient immunodéficientes et les tumeurs, extraites de leur milieu naturel. " Ces expériences révélaient ce que la cellule peut faire, mais pas nécessairement ce qu'elle fait dans son environnement propre. Nous avons pu répondre à cette question dans le cadre du carcinome spinocellulaire ", commente Cédric Blanpain.Succédant à beaucoup d'autres, cette découverte majeure lui valut d'être sélectionné par Nature dans le top 10 mondial des chercheurs ayant compté en 2012. Le magazine anglais le présentait comme le " cells tracker ", le traqueur de cellules. La même année, il obtint également le 16ème Prix Liliane Bettencourt pour les Sciences du Vivant et fut le premier chercheur travaillant en Europe à recevoir le Young Investigator Award de l'International Society for Stem Cell Research. Des distinctions qui succédaient à de nombreuses autres récompenses et auxquelles est venu se greffer en 2015 le prix Joseph Maisin, prix quinquennal du FNRS consacrant le meilleur chercheur francophone belge dans le domaine des sciences biomédicales fondamentales.En 2013, Cédric Blanpain était nommé professeur ordinaire à l'ULB et, deux ans plus tard, élu à l'Académie royale de Médecine de Belgique. En 2016, il était appelé à l'Académie Eurepoaea. Lauréat de nombreux prix, relecteur pour les plus prestigieuses revues scientifiques, il est un conférencier très demandé." C'est un chercheur qui balise des voies nouvelles, un des grands espoirs pour la recherche dans les prochaines décennies ", estime Nicole Le Douarin, secrétaire perpétuelle honoraire de l'Académie des sciences (France). " C'est un chercheur brillant qui avance à très grands pas ", indique pour sa part François Fuks, responsable du Laboratoire d'Épigénétique du Cancer à l'ULB.Tous ceux qui fréquentent Cédric Blanpain le décrivent comme un homme sympathique et très cultivé, capable de disserter sur mille et un sujets. La politique internationale, par exemple - " Lire chaque semaine The Economist et Courrier international est sacré pour moi ", confie-t-il. Au sein de son laboratoire, qui compte aujourd'hui une quarantaine de chercheurs et techniciens, il pratique la " politique de la porte ouverte ", chacun pouvant entrer à tout moment dans son bureau pour dialoguer. Il est dépeint comme franc et très direct. " Je ne mets pas les formes, admet-il. Je peux m'énerver assez vite et il m'arrive de le regretter. En outre, je suis assez bordélique. "Cédric Blanpain se déclare " agnostique " dans sa démarche scientifique. Il n'a pas peur de remettre en question les dogmes. Et dans ses recherches, en particulier dans les expériences de traçage cellulaire, il n'essaie pas de prouver une hypothèse mais regarde ce qu'accomplit la nature et en tire des conclusions.En 2014, 2015 et 2016, il a poursuivi sa route dans le domaine des cellules souches cancéreuses, mettant en exergue l'importance des facteurs de transcription Sox2 (2014), puis Twist1 (2015), dans l'initiation et la croissance des carcinomes spinocellulaires cutanés ainsi que dans la régulation des cellules souches cancéreuses de ces tumeurs de la peau. Suivirent plusieurs autres découvertes de premier plan pour l'oncologie. Par exemple, le rôle du gène Sox9 dans le cancer basocellulaire de la peau - il régule l'expansion des cellules initiatrices de tumeurs ainsi que les propriétés invasives des cellules cancéreuses. Autres illustrations : l'identification des cellules à l'origine des cancers du sein (publication dans Nature), la mise en évidence des changements de dynamique cellulaire menant à la formation des cancers (Nature) - dans le carcinome basocellulaire, seules les cellules souches, à l'exclusion des cellules progénitrices, sont capables d'initier des tumeurs lors de l'activation d'un oncogène - ou encore l'élucidation de la manière dont la cellule à l'origine du carcinome spinocellulaire cutané contrôle ses propriétés d'invasion et son potentiel métastatique.Dans un autre domaine, un article axé cette fois sur l'embryogenèse cardiaque, était publié en août 2014 dans Nature Cell Biology. Il dévoilait la manière dont les cellules cardiaques se différencient et contribuent à la formation successive des différentes parties du muscle cardiaque. " La construction du coeur suggère un assemblage de pièces détachées ", dit Cédric Blanpain. En janvier 2016, son équipe réussissait à définir le nombre et le mode de croissance des progéniteurs cardiaques au cours du développement embryonnaire, avec des implications pour la compréhension des malformations cardiaques congénitales.Et Cédric Blanpain de conclure : " J'aimerais que mes recherches débouchent au moins sur une vraie application thérapeutique. La boucle serait alors bouclée ; d'une certaine façon, je retrouverais mes habits de médecin. "