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Éditeur et écrivain, Olivier Frébourg dresse un monument littéraire et pas funéraire à son frère unique, aîné, solaire, charismatique, Thierry, grand généticien envoyé à la mort en mars 2021 suite à une erreur médicale, balayant au passage l'échafaudage, le scénario vite construit par les autorités du CHU de Rouen, son hôpital, pour se dédouaner. Une tragédie personnelle qui met en exergue l'état de délabrement de l'hôpital public en France, la fuite des responsabilités et, de façon plus générale, la logique de rentabilité qui désormais domine dans les centres de soins et voit mourir chaque jour un peu plus une certaine idée de la fraternité. Le journal du Médecin : le destin tragique de votre frère est la preuve que l'État providence n'a pas cru en son hôpital public, écrivez-vous...Olivier Frébourg : Cette tragédie a pour moi deux causes. D'abord, une cause évidente et factuelle qui est l'incompétence d'un acte médical dû à une infirmière qui n'a pas été suffisamment encadrée par des médecins : mon frère est mort d'une embolie gazeuse qui ne se serait jamais produite si l'acte d'ablation du cathéter central qui lui avait été posé avait été fait dans de bonnes conditions et encadré. Ensuite, au-delà d'une tragédie personnelle, j'essaie de comprendre ce qui s'est passé, et l'environnement dans lequel les faits se sont produits. C'est une terrible ironie du sort et une affreuse tragédie de se dire qu'un professeur de médecine va partir dans le couloir de la mort dans son propre hôpital. Et de fait, le système public français, à l'instar de celui de beaucoup d'autres pays, est actuellement sous pression pour de multiples raisons. S'il y avait eu plus de personnel pour encadrer cette infirmière qui n'avait que trois mois d'expérience, ce qui est beaucoup trop peu pour un acte médical ou un acte infirmier nécessitant une précision et un doigté, sans doute mon frère ne serait-il pas décédé. Aujourd'hui, les surveillantes en chef, ces infirmières de grande expérience qui faisaient tourner les services sur le plan infirmier, disparaissent dans les hôpitaux. Deuxièmement, le vendredi en fin d'après-midi, les soignants se retirent et dans les services, le personnel de permanence est certes présent, mais en nombre insuffisant. Dans une tragédie, il y a toujours des multiples facteurs...Vous décrivez la lâcheté face à la faute, l'hôpital ne s'est en effet pas montré très courageux...Non, c'est le moins qu'on puisse dire. Le CHU de Rouen n'a pas été d'un très grand courage, à la fois en ce qui concerne le respect du protocole médical et l'encadrement d'une infirmière par des médecins, et encore moins du point de vue de la responsabilité médicale et éthique. Il n'y avait pas de médecin, hormis un interne qui n'était pas formé à affronter une embolie gazeuse. A minima, mon frère aurait dû subir cette ablation du cathéter dans un service de réanimation. De plus, l'hôpital, au lieu de reconnaître la vérité des faits éclatante dès le départ, a tenté de faire diversion pour trouver d'autres raisons qui ont été toutes récusées par les expertises pour créer une sorte de brouillard sur les circonstances de la mort de mon frère, sans les reconnaître frontalement. Ce qui aurait été d'abord la moindre des choses pour n'importe quel patient, mon frère s'étant conduit comme un patient absolument ordinaire et non pas comme un prof de médecine dans son hôpital et un mandarin demandant un traitement privilégié.Ensuite, alors que mon frère a donné 40 ans de sa vie à cet hôpital, l'omerta s'est imposée : rien n'a été fait pour que l'on reconnaisse officiellement cette vérité. Ce furent des demi-mots gênés, contrits. Il a fallu plus de trois jours après la mort de mon frère pour que je reçoive un coup de téléphone de l'hôpital. Ma belle-soeur y est médecin depuis au moins une trentaine d'années, ceci donne la mesure du peu d'humanité que nous avons malheureusement dû subir de la part de cet hôpital. Les réactions parmi les plus scandalisées ont été celles de médecins qui connaissent le dossier, les médecins experts qui ont été nommés pour mener un rapport d'enquête sur les circonstances de la mort mon frère. Ils ont rédigé un rapport au bazooka dans lequel ils ont montré à la fois toutes les fautes et l'engrenage dont mon frère Thierry a été malheureusement la victime. Le devoir d'un homme, d'un médecin et d'une institution qui, par définition sauve, c'est la vérité, plus que de toute autre institution. L'institution médicale, l'hôpital, n'est pas une entreprise comme les autres. Bien entendu, je ne jette pas le corps des médecins, des soignants, des infirmières, des aides-soignants avec l'eau du bain. Je garde un esprit de distinction, qui me semble absolument essentiel.Le comptable et le DRH ont pris le pas sur l'infirmier et le chirurgien ?Désormais, une médecine de la rentabilité a fait irruption dans l'hôpital public. Mais comment peut-on ne pas reconnaître pleinement, sans faux-fuyants, les faits, quand il s'agit non seulement de n'importe quel patient, mais en plus d'un homme qui a donné toute sa vie à la cause de cet hôpital ? C'est faire montre d'une ingratitude absolument effroyable et qui dit beaucoup, en effet, de l'inhumanisation du monde dans lequel nous sommes. Même si ce chagrin est privé, la santé, elle, est publique... Qu'en est-il de la procédure disciplinaire entamée par l'Ordre que vous évoquez furtivement ? Il s'agit d'une procédure en cours, dont je ne peux préjuger : toute personne qui passe devant la chambre disciplinaire de l'Ordre est considérée comme innocente. Mais il est quand même notoire qu'en effet, le conseil de l'Ordre s'est porté plaignant pour les médecins qui se sont occupés de mon frère. C'est assez rare dans le service public français.Votre frère fut un chevalier hospitalier de la médecine publique qui est devenue un ordre mendiant, pour filer la comparaison médiévale ?Les hôpitaux dans notre société occidentale sont des temples, des abbayes qui nous réunissent tous, quelles que soient notre éducation, notre sensibilité, notre confession : un jour ou l'autre, nous nous retrouvons tous dans ces gigantesques temples, nous y avons affaire obligatoirement. C'est un bien commun extrêmement important et précieux que nous devons entretenir, pérenniser. C'est un immense paquebot qui est aujourd'hui menacé, nous le savons bien, et pour lequel il faut se battre. Mon frère avait beau être en vacances, en déplacement à l'étranger pour un congrès, s'il avait un résultat terrible pour un de ses patients, il prenait les choses en main, il ne se défaussait pas. Il était 24h sur 24 médecin, 365 jours par an. Comme beaucoup de médecins, et mon frère n'est pas exceptionnel à ce titre, il exerçait ce métier de vocation. Sa tragédie nous a montré que plus nous montions dans la hiérarchie médicale, moins il y avait de prise de responsabilités. Lorsqu'on est chef de service, on prend ses responsabilités, mon frère a toujours agi dans ce sens. Cette notion de responsabilité individuelle et collective est une chose extrêmement importante. Quand on est chef de service, on est responsable de son service, du moindre lit et de l'infirmière avec laquelle on travaille, même si l'hôpital est sous tension.L'incompétence serait-elle une maladie de notre époque ?Les fautes médicales ont toujours existé et elles existeront toujours. Il y a sans doute plus de gens sauvés qu'il n'y a de fautes médicales, mais dans ce cas-ci, il y a eu une incompétence flagrante qui n'aurait pas dû se produire si une infirmière expérimentée avait effectué ce geste, et surtout si les médecins avaient été présents.. Nous vivons une époque où la technicité semble extrêmement forte, où la médecine progresse à grande allure, mais en même temps, nous nous apercevons que cette hypertechnicité de la médecine s'accompagne d'une série de dysfonctionnements. L'incompétence est en tout cas le symptôme d'un malaise d'une époque.