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La plupart du temps, c'est une histoire au long cours, des années où s'entremêlent épisodes triviaux et véritables drames. Il m'est arrivé de comprendre l'histoire d'une grand-mère quand elle me fut expliquée par sa petite-fille... qui avait elle-même passé la septantaine. Ce qui me fascine, c'est que les histoires de famille, quand elles sont enfermées dans le silence et le secret, se répètent, comme dans cette famille où, de génération en génération, naissent des enfants dont le père officiel n'est pas le père biologique. Au médecin de se débrouiller avec les confidences couvertes par le secret médical. Comprendre une histoire et son contexte n'est pas toujours indispensable. Si nos confrères réanimateurs aiment les histoires, ce sont sans doute des thrillers plus que des romans fleuves. Serait-il incongru d'imaginer que leur spécialité donne une indication sur les goûts littéraires de nos confrères? Les psychiatres seraient-ils amateurs de poésie, quelles écoles psychanalytiques raffolent-elles d'André Breton? Les romans de cape et d'épée inspirent-ils les manieurs de bistouri? Les obstétriciens dissimulent-ils leurs romans d'amour? Il est, parmi mes proches, une médecin qui, si elle était chef d'État, pendrait haut et court la plupart des délinquants, même pour les fautes les plus vénielles, mais qui accueille avec une tendresse infinie les criminels les plus endurcis. Notre métier est d'accueillir chacun sans jugement, avec compassion et empathie. Et patience aussi car il est comparable à la lecture d'une oeuvre complexe, une quête proustienne où la question posée à la page 56 du premier roman trouve sa réponse cinq tomes plus tard, dans Le Temps retrouvé. C'est une profession parfois pénible, certaines journées sont fastidieuses mais jamais on ne s'ennuie. Il y a des moments forts, semblables à la rencontre de deux boules de billard, choc éphémère mais intense. Il y a des moments de vérité, quand l'annonce d'un diagnostic sévère et l'accompagnement en soins palliatifs exigent du soignant authenticité et sincérité. Tous ne sont pas faits pour ce genre de vie. Certains généralistes se replient sur des pratiques de niche, planning familial, suivi d'assuétudes, allergologie. Tant que cet exercice se fait en parallèle de la pratique de généraliste, on peut continuer à suivre le feuilleton de la vie de nos patients. D'autres généralistes se réorientent après peu de temps vers des pratiques plus prévisibles, moins globales. C'est légitime. Ce qui est irritant, c'est quand certains, sans doute aigris, se veulent réformateurs de la pratique pour arriver à un format standardisé. Ceux qui ne sont pas amateurs des romans fleuves de la vie ne pourront pas tricher longtemps avec leur métier. Sans l'amour de la profession, ils seront amenés à devenir cyniques, ils exerceront par routine ou nécessité financière. Mais les autres, ceux qui pratiquent leur métier avec amour, doivent pouvoir se ménager! Actuellement, beaucoup sont acculés à refuser de nouveaux patients car ils savent que s'ils les acceptent sans limite, ils y perdront forces et âme, et en arriveront à pratiquer une médecine qu'ils n'aimeront plus, une médecine devenue mécanique sans ce "je ne sais quoi", si cher à Jankélévitch, si difficile à expliquer, et pourtant essentiel.