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Une des théories récentes relatives aux fonctions exécutives est celle du dual mechanism of cognitive control (DMC), élaborée en 2007 par Todd Braver, du département de psychologie de l'Université de Washington. Elle postule que le fonctionnement exécutif n'est pas " figé " mais, au contraire, qu'il peut adopter un mode proactif ou un mode réactif selon les caractéristiques exactes de la tâche à effectuer et de la situation. Dans un article publié en juillet 2012 dans PLoS One, le groupe de Fabienne Collette a voulu vérifier les prédictions du DMC. Au centre de l'expérience, le test de Stroop, qui mesure la capacité d'un individu de résister à l'interférence et donc d'inhiber des informations non pertinentes. Dans sa version classique, le sujet doit dénommer la couleur dans laquelle sont écrits des mots désignant eux-mêmes une couleur. S'il est aisé de dénommer la couleur verte quand le mot écrit est " vert ", l'opération est plus ardue quand le mot " rouge " est écrit en vert, par exemple. Lorsque le test de Stroop proposé à des volontaires comportait de nombreux items interférents (le mot " jaune " écrit en bleu, le mot " rouge " écrit en noir, etc.), on observait que les participants se plaçaient en permanence en mode exécutif dans le but d'exercer un contrôle proactif. En quelque sorte, ils se disaient : " Je traite chaque information comme si elle était conflictuelle. " Par contre, si le test renfermait très peu d'items interférents, les participants se contentaient de réagir au cas par cas (mode réactif), jugeant qu'il n'était pas utile de consacrer d'importantes ressources attentionnelles pour demeurer en permanence en mode exécutif (proactif). Que relevèrent les chercheurs sur le plan de la rapidité et de l'exactitude des réponses fournies ? Par rapport au mode réactif, le mode proactif se traduisait par un ralentissement dans le traitement des items les plus simples, mais par un traitement plus efficace des items interférents. En mode réactif, par contre, si les items simples étaient traités très facilement, les items interférents requéraient plus de temps qu'en mode proactif et étaient sujets à plus d'erreurs. " Autre constat, issu de l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle : les régions cérébrales activées étaient légèrement différentes selon le mode utilisé ", précise Fabienne Collette. Ces travaux ne sont pas sans lien avec ceux que la neuropsychologue de l'ULiège consacre aux relations entre le fonctionnement exécutif et le vieillissement normal ou pathologique (maladie d'Alzheimer). À l'occasion de tâches de laboratoire, on observe que le fonctionnement exécutif des personnes âgées (60-65 ans et plus) sans pathologie est un peu moins bon que celui de sujets plus jeunes. Comme le fait remarquer Fabienne Collette, tout indique par ailleurs qu'une dégradation très subtile est déjà à l'oeuvre plus tôt. L'inhibition, quand elle ne relève pas de processus quasi automatiques, est une des fonctions exécutives le plus couramment altérées avec l'avancée en âge. Ainsi, chez les personnes concernées, le test de Stroop, susmentionné, révèle un ralentissement du traitement de l'information et un nombre accru d'erreurs. De même, la flexibilité globale, celle qui, nous permettant de passer d'une tâche à une autre, nécessite le maintien en mémoire de travail des plans mentaux conçus pour la réalisation de chacune des deux tâches, s'érode avec le vieillissement. En revanche, la flexibilité spécifique, où le passage d'une tâche A à une tâche B ne requiert pas du sujet qu'il retienne le plan de travail de la tâche initiale, semble mieux conservée. L'attention divisée (effectuer deux tâches en parallèle) pâtit aussi de l'avancée en âge, mais pas de façon systématique. Et d'autres fonctions exécutives, moins étudiées en laboratoire, suivent probablement la même courbe d'effritement de leurs performances. Quelle est la traduction neurophysiologique de cette érosion ? " Il apparaît que dans les tâches exécutives, les personnes âgées recrutent différemment leur cerveau que les sujets jeunes, comme si elles essayaient de compenser leurs difficultés, rapporte Fabienne Collette. Concrètement, l'imagerie cérébrale fonctionnelle montre qu'elles "suractivent" certaines régions du cerveau par rapport aux individus jeunes ou que tout en activant ces régions, elles recrutent en plus des régions controlatérales. "La théorie du dual mechanism of cognitive control prédit que les personnes âgées ont tendance à privilégier spontanément le contrôle réactif au détriment du contrôle proactif, plus coûteux en ressources attentionnelles. Est-ce bien le cas dans les faits ? Le groupe de Fabienne Collette a montré, via une tâche expérimentale, que les personnes âgées recourent effectivement moins facilement au contrôle proactif que les personnes jeunes. Néanmoins, cette vérité en cache une autre. Lorsque les chercheurs comparaient des individus jeunes et âgés dont la vitesse de traitement de l'information et le score moyen en intelligence fluide (la capacité à résoudre des problèmes) (1) étaient semblables (2), la différence disparaissait entre jeunes et âgés dans la façon de mettre en place les processus proactif et réactif. Que faut-il en déduire ? " Plutôt qu'un déficit exécutif en tant que tel, peut-être sont-ce d'autres variables qui sous-tendent ces résultats, comme de moins bonnes ressources générales pour le traitement de l'information ", dit Fabienne Collette. L'intérêt des chercheurs liégeois dans le domaine des fonctions exécutives se porte également sur la génétique. On sait que la dopamine est un régulateur des fonctions exécutives . Dans un article paru en janvier 2014 dans la revue Cortex, ils montrent, chez des sujets jeunes, qu'un taux plus élevé de dopamine au niveau cortical module l'activation des régions sous-tendant le contrôle proactif, en particulier les aires frontales. Les participants à l'expérience étaient répartis en trois groupes selon la variante allélique du gène de la COMT (catechol-O-methyltransferase) dont ils étaient porteurs (VV, MM et VM respectivement), chaque variante étant associée à une plus ou moins grande dégradation de la dopamine disponible. Ainsi, moins actif que les autres, l'allèle MM du gène permet le maintien d'un taux supérieur de dopamine. De la sorte, il améliorerait la façon dont les sujets recrutent les régions cérébrales impliquées dans le contrôle proactif. " Comme la concentration de dopamine diminue chez les personnes âgées,nous voulons étudier dans quelle mesure certains gènes - spécialement le gène COMT - pourraient contribuer à l'érosion des capacités exécutives lors du vieillissement. Des données obtenues récemment et toujours en cours d'analyse semblent en effet indiquer qu'en fonction de la variante du gène COMT dont elles sont porteuses, les personnes âgées vont recruter différemment les régions cérébrales associées à ces deux types de contrôle ", souligne Fabienne Collette. Venons-en à la maladie d'Alzheimer. Au départ, cette affection fut considérée comme une pathologie affectant initialement la mémoire en raison d'une atteinte de l'hippocampe, puis de la jonction temporo-pariéto-occipitale. Par la suite, on s'est rendu compte que les capacités exécutives des patients étaient également touchées de façon précoce. Comment l'expliquer ? À Liège, l'équipe de Fabienne Collette a comparé deux groupes de patients dont le niveau global de démence était similaire. Le cerveau des premiers présentait une atteinte postérieure classique ; celui des seconds aussi, mais s'y greffait en plus une atteinte frontale. À travers une batterie de tâches, les chercheurs confirmèrent tout d'abord que les troubles exécutifs constituent une composante majeure de la maladie d'Alzheimer. Mais, chose étonnante, l'ampleur de ces déficits était la même dans les deux groupes. " Cela signifie que ce qui explique les troubles exécutifs chez les patients Alzheimer est principalement le fait que l'information ne passe plus correctement entre les régions antérieures et postérieures du cerveau, commente la neuropsychologue. Avec le développement de certaines techniques IRM, comme celle des tenseurs de diffusion, il devrait être possible de déterminer si le problème découle d'une dégradation de la substance blanche ou d'une désynchronisation entre les activations cérébrales. " Une chose est certaine : les résultats obtenus par les chercheurs liégeois épousent l'hypothèse de Robin Morris, de l'Institute of Psychiatry du King's College London, selon laquelle la maladie d'Alzheimer serait avant tout un syndrome de déconnexion.