Les médecins font face à un nombre croissant de violences verbales, psychologiques, physiques, voire sexuelles, dans le cadre de leur profession. Quel impact ces agressions peuvent-elles avoir? Et comment (mieux) les gérer?
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L'augmentation de l'agressivité est un phénomène sociétal qui ne concerne pas uniquement le secteur médical. Les fonctionnaires de police, le corps enseignant ou encore les pompiers s'en plaignent aussi. Cela dit, depuis la pandémie de covid-19, passés les premiers mois de confinement et les applaudissements d'alors, les professions de la santé au sens large font état d'une amplification du phénomène. Ceci n'est pas sans conséquences sur la santé des prestataires de soins, souvent à leur insu. "De nombreux médecins, notamment, ont tendance à minimiser ou banaliser les violences, notamment verbales (grossièreté, insultes, menaces à peine voilées, etc.), dont ils sont victimes de façon récurrente", estime Emilie Maroit, psychologue et conseillère en prévention, spécialisée dans les aspects psychosociaux du travail [1]. "Or, à terme, l'accumulation de ces microagressions peut constituer un traumatisme, au même titre qu'un acte de violence physique, par exemple. Par ailleurs, nombre de prestataires ont un profil dit "de sauveur" ; ils font (trop) souvent passer les autres, notamment leur patientèle, avant leur bien-être personnel et on ne leur apprend pas à s'écouter. De plus, le cursus de médecine ne leur donne pas suffisamment d'outils pour faire face à l'agressivité des gens. Des formations soutenues sur ce thème et sur la communication non violente devraient d'ailleurs être incluses dans leur formation de base. Bref, tous les éléments sont réunis pour que les violences aient un impact délétère sur leur santé mentale et physique!"L'impact peut être d'autant plus important que les médecins ne font pas toujours le lien entre les violences subies au quotidien et des symptômes non spécifiques. "Une grande fatigue est pourtant un signe important et trop souvent banalisé de l'épuisement professionnel", soutient la psychologue. "Cette fatigue se manifeste avant même que ne débute la journée de travail, mais a tendance à s'estomper le week-end et pendant les congés. Il y a aussi l'appréhension du matin. La personne se demande: "Qu'est-ce qui va encore me tomber dessus aujourd'hui?" Cette sensation de boule au ventre peut toutefois disparaitre dans le feu de l'action. Le soir, l'anxiété peut prendre la forme de ruminations. Occasionnelles et ponctuelles, ces manifestations ne sont pas alarmantes en soi. C'est lorsqu'elles deviennent chroniques, fréquentes, voire quotidiennes, qu'elles deviennent problématiques."Car, pour camoufler ou surmonter ce mal-être diffus, le médecin met en place des stratégies d'adaptation ; certaines ont un effet délétère sur sa santé physique et psychique, mais aussi dans sa sphère privée (famille, amitiés, sport, etc.). Par exemple, il ou elle peut avoir (davantage) recours à certaines substances. Et pas seulement des médicaments ou des drogues: une consommation majorée de café, d'alcool ou encore de tabac doit alerter. Idem au niveau alimentaire: une augmentation des grignotages ou sauter de plus en plus (souvent) des repas - sous prétexte d'un surcroit de travail, d'urgences à gérer, de retard dans les consultations, etc. - sont aussi des signes de déséquilibre. Qui, in fine, se transforment en mauvaises habitudes... avec toutes les conséquences à moyen et long terme que nous connaissons. En parallèle, le stress chronique et l'excès de cortisol induits par des actes de violence graves ou répétés ont aussi un effet immunodépresseur. Et, associés à la fatigue et/ou des troubles de la concentration, ils augmentent aussi le risque de blessures (sportives, par exemple). La violence non prise en compte peut aussi être internalisée et rejaillir sur autrui. Le médecin devient irritable, voire agressif à son tour envers ses proches, sa patientèle et/ou ses collègues. La capacité d'empathie baisse aussi et peut aller jusqu'à la coupure émotionnelle ; celle-ci se manifeste par une certaine déshumanisation des soins et une focalisation exagérée sur la technicité des actes. "Ce phénomène de distanciation se retrouve aussi bien dans le (pré) burn-out que dans le syndrome de stress posttraumatique et même dans les conflits dans les équipes - ce qui peut engendrer de gros problèmes organisationnels, notamment en cas d'absentéisme, de démissions, de turn-over, etc.", commente Emilie Maroit. "Au même titre que les débordements émotionnels (colère, tristesse intense...), le détachement est une dérégulation des émotions, une stratégie de défense que la personne met en place quand elle se sent menacée dans son intégrité psychique. De telles stratégies peuvent être efficaces ponctuellement sur du court terme, mais elles deviennent dommageables à long terme et menacent l'équilibre et l'intégrité psychiques."Subir de la violence peut aussi profondément modifier le rapport du médecin à son travail: perte de sens, baisse de la satisfaction et/ou déresponsabilisation. À l'inverse, un psychotrauma peut donner lieu à un surinvestissement, un excès de zèle ; on fonce tête baissée dans le travail pour éviter de (trop) penser à la difficile équation de la violence... Car, à l'instar du stress, il n'est guère possible de l'éviter. La santé étant un domaine éminemment émotionnel, où les bénéficiaires et leurs proches sont dans un état de vulnérabilité, voire de détresse, leurs réactions sont imprévisibles. Dès lors, que et comment faire face à la violence? "La même chose que pour le stress: nous devons apprendre à mieux la gérer", répond Emilie Maroit. Plusieurs mesures peuvent être mises en place. · L'hygiène de vie est le premier facteur personnel sur lequel agir. Un sommeil suffisant et de bonne qualité, une alimentation équilibrée et une activité physique régulière arment contre les difficultés. "Les médecins le disent souvent aux patients et patientes, mais les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés! Or, ces recommandations sont valables pour tout le monde."· Avoir des activités "ressourçantes": la médecine est souvent une vocation, centrale dans l'identité de celles et ceux qui la pratiquent, "mais il ne peut y avoir que cela! Il est essentiel de s'accomplir et de s'épanouir dans d'autres domaines. Avoir des loisirs et des moyens d'expression, s'adonner à des activités introspectives, spirituelles au sens large permettent, d'une part de relâcher la pression et, d'autre part, de (re)conscientiser et différencier ce qui est dans notre zone de contrôle et ce qui ne l'est pas." · Liens sociaux: passer du temps avec ses proches, entretenir ses amitiés, bref, voir du monde en dehors de sa pratique médicale est indispensable pour prendre du recul et "recharger ses batteries émotionnelles". · Parler avec ses pairs des violences subies: "Ce n'est pas évident, car la médecine est, dès les études, un milieu concurrentiel. Faire part de ses difficultés peut être vécu comme un aveu de faiblesse. Or, la violence concerne tout le monde et en parler permet de s'en rendre compte. J'encourage vivement les médecins à évoquer le sujet avec leurs confrères et consoeurs dans les Glem, à l'Ordre des médecins (lire encadré) ou encore dans les structures type maisons médicales."· Oser demander de l'aide auprès d'un ou une psychologue de première ligne, d'un service de médecine du travail - où se trouvent notamment des conseillers et conseillères en prévention [2] - ou encore dans un Centre de prise en charge de violences sexuelles si l'on a subi ce type de faits. "Les responsabilités des médecins sont grandes", conclut la psychologue. "Mais comment prodiguer de bons soins lorsque l'on est en souffrance soi-même? Les médecins sont des êtres humains comme les autres. Il est parfaitement normal d'être affecté. e par la violence infligée par ceux que l'on est censé soigner. Le nier ne rend service à personne..."