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De l'encenseur au censeur: admirateur du candidat Emmanuel Macron à qui il fit rencontrer Paul Ricoeur, François Dosse fait dans son dernier livre, le maigre bilan d'Emmanuel Macron au regard de ses promesses et d'un héritage ricoeurien à l'origine revendiquée. Nous lui avons également demandé de juger les candidats à l'élection présidentielle française au vu de leur programme... philosophique, s'il y en a un. Vous écrivez que la mémoire historique est essentielle chez Ricoeur ; également chez Macron qui reconnaît l'assassinat d'Ali Boumendjel par la France durant la guerre d'Algérie, mais "en même temps" fait en sorte que l'accès aux archives soit réduit pour les historiens. Je lui reconnais deux filiations ricoeuriennes qui sont restées positives, tout en tournant le dos à ce que représente sur le plan éthique Ricoeur: d'une part, le travail de pacification des mémoires, que j'avais mis en exergue dans mon livre laudatif Le Philosophe et le Président en 2017. Le très jeune Emmanuel Macron a manifestement joué un rôle important dans la conception du livre monument de Paul Ricoeur La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli paru en 2000. Et sur ce plan, la source d'inspiration est réelle puisqu'il a participé à la gestation même du manuscrit, dialoguant quatre années durant avec Ricoeur. Au niveau de la pacification des mémoires, et du travail de mémoire nécessaire: Emmanuel Macron a notamment reconnu l'assassinat de Maurice Audin durant la guerre d'Algérie ; le Président s'est rendu personnellement chez l'épouse de la victime, Josette, pour lui transmettre une lettre d'excuse de l'État français en son nom. Cette dernière n'en revenait pas... Sur le plan du travail de mémoire et d'histoire, le bilan est positif. Macron a par ailleurs ouvert dans certaines limites, les archives sur l'Algérie, reconnaissant la pluralité des mémoires - harki, pieds- noirs, indépendantistes - et pacifiant les rapports franco-algériens, ce qui n'est pas simple. Le deuxième point positif que vous lui reconnaissez au niveau de ses promesses faites en 2017 se situe au niveau de l'Europe... Oui. Le Président affiche une position très volontariste, dès 2017. Et, malgré un quinquennat marqué par le Brexit, des lois illibérales en Hongrie ou en Pologne, il est resté, à contre-courant, ferme sur ce volontarisme d'aller vers plus de souveraineté européenne, et face au virus Poutine. A ce niveau, Macron incarne la voix de la démocratie et d'une souveraineté européenne. Il est cohérent avec ce qu'il avait promis, tout en remettant la France à la barre de l'Europe... Oui et en jouant un jeu personnel. Macron aurait pu, sachant qu'il allait être candidat, passer son tour au niveau de la présidence de l'Europe. Or, il ne l'a pas fait, imaginant que le rôle puisse lui être très utile dans ces circonstances. Il fait les deux... en même temps? Nous sommes d'ailleurs dans une situation où il n'y a plus d'élection présidentielle. L'on s'achemine vers un plébiscite, sans vraiment de campagne. Il y a chez Emmanuel Macron une intériorisation d'une monarchie républicaine, avec, l'une de ses caractéristiques, son caractère jupitérien, extrêmement centralisé. La France reste une monarchie amputée ou plutôt décapitée, avec désormais un parlement qui ressemble au tiers état? Tout à fait. Macron a totalement dévitalisé la démocratie parlementaire. D'abord en karchérisant la gauche et la droite et se plaçant au-dessus de la mêlée. Ce faisant, il a réussi son coup. Il a annihilé toute forme d'opposition: Emmanuel Macron a mis à la place un parti croupion, LREM, qui est un néant sans programme ni idéologie. Sur ce plan, je me suis aussi fait berner: j'ai cru que c'était un parti qui privilégiait l'horizontalité, le voisinage, une sorte de sociabilité locale... c'est totalement faux. Il n'y a pas de parti plus centraliste que ce parti, qui n'en a même pas le nom, puisque c'est un mouvement. Le centralisme démocratique stalinien est presque plus démocratique que LREM (rires). Paradoxe fabuleux: puisque le chef, qui s'appelle le délégué... est délégué depuis l'Élysée. Sous Chirac, Ferry était ministre, sous Sarkozy, BHL se rendait souvent au "Château". Avec Macron, il n'y a de philosophe dans l'entourage: il se suffit à lui-même? Nous sommes dans la logique de l'autosuffisance et du surplomb. Il a fait monté autour de lui toute sa promo à l'Ena, Senghor, à laquelle s'ajoute Alexis Kohler qui est d'une autre promotion. Ce sont des jeunes de son âge: Macron ne voulait pas d'autorité. Il ne voulait pas avoir l'air d'avoir un père spirituel qui le guide. D'ailleurs, il ne souhaite pas que l'on voie ses parents, comme s'il était tombé du ciel... Exactement. Il semble avoir une mission venue d'en haut. Un de ses conseillers, Alain Minc en l'occurrence, a dit qu'il avait signé un CDI avec la providence. Que pensez-vous de la candidature d'un philosophe comme Gaspard Koenig qui a voulu se présenter, mais n'a pas réussi à réunir les 500 signatures ou de François-Xavier Bellamy, devenu Député européen? Cela n'a pas donné grand-chose sur le plan politique. De toute façon, il ne faut pas s'illusionner: si Macron est mâtiné de philosophie, il n'est pas philosophe pour autant. Le fantasme du chef d'état philosophe est un fantasme antidémocratique ; il faut remonter à Platon qui, effectivement, voyait dans cette possibilité de diriger la Cité par un philosophe une solution au désordre démocratique. Mais justement, c'est parce qu'il désespérait de la démocratie et du démos, donc du peuple, qu'il avait énoncé cette solution du philosophe dirigeant. Il est préférable que le philosophe reste dans la position de Démosthène ou Diogène? Absolument. Il peut jouer un rôle de conseiller, mais pas en exerçant directement le pouvoir et en le pensant. Aujourd'hui, on assiste presque à cette dérive, qui consiste pour Macron à penser qu'il est la raison incarnée. A partir de là, toute contestation est nulle est non avenue. Ce qui le coupe d'ailleurs de la population, comme on a pu l'observer dans le cas de la crise des gilets jaunes. Au début, il n'a rien compris, en maintenant une sorte de fermeté purement répressive et disciplinaire. Macron a ensuite dû demander à Bernard Tapie de lui expliquer les gilets jaunes! Distinguez-vous parmi les autres candidats, quelqu'un qui possède un bagage philosophique tel que Macron ou qui vous séduit par ce bagage? Non pas vraiment. Il y en a un qui, non pas au niveau du bagage philosophique, mais des enjeux primordiaux auxquels nous nous trouvons confrontés et qui engage une philosophie de la vie et notre rapport au monde, qui est sans doute plus lié aux enjeux majeurs: Yannick Jadot. Cette pandémie est très moderne et pas moyenâgeuse comme l'a déclaré Macron: elle est liée à la mondialisation, la déforestation, au fait que l'on pratique l'élevage industriel de manière inconsidérée. D'autres pandémies sont devant nous si nous ne changeons pas notre façon de vivre. Nous sommes actuellement dans une situation qui me semble avoir été analysée avec justesse par un certain nombre d'anthropologues ou de philosophes. Philippe Descola, successeur de Lévi-Strauss au Collège de France, affirme que l'homme est devenu le virus de la planète. Bruno Latour et d'autres, le GIEC et 15.000 scientifiques, nous préviennent que c'est le dernier appel afin de sauver la planète. Nous nous situons entre deux guerres: l'enjeu de clouer le totalitarisme russe qui nous menace et celui de la responsabilité que nous avons en tant qu'êtres humains de sauver le vivant sur la planète. Ce qui engage une autre manière de vivre et une autre philosophie de l'existence: repenser la croissance, le rapport au monde, à la fraternité et aller complètement à l'encontre de là où veut nous emmener Macron, c'est-à-dire vers une société ultralibérale, précarisée.