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Formulée en 1957 par le psychologue américain Léon Festinger, de l'Université de Stanford, la théorie de la dissonance cognitive relève du champ de la psychologie sociale, à cette nuance près qu'à bien y regarder, elle est également omniprésente dans la sphère de la psychologie clinique et de la psychothérapie même s'il y est rarement fait allusion explicitement. Selon Festinger, l'incohérence entre deux cognitions provoque chez l'individu un état de dissonance inducteur d'un inconfort psychologique qu'il cherchera à réduire. Cela se produit lorsque nos comportements ne sont pas en adéquation avec nos valeurs, nos croyances, nos attitudes, nos préférences, mais aussi lorsque nos croyances sont démenties par des informations qui les rendent caduques. Il existe plusieurs façons de réduire la dissonance cognitive. L'une d'elles est de changer soit ses comportements, soit ses valeurs, attitudes, etc. Elle ne représente pas la voie la plus fréquemment empruntée. Le plus souvent, le sujet réduit son inconfort par une stratégie dite de rationalisation cognitive: il ajoute des cognitions supplémentaires en phase avec un comportement problématique qu'il a produit ou pour appuyer des croyances dont le bien-fondé paraît en péril. Par exemple, s'il regagne son domicile au volant de sa voiture après une soirée bien arrosée, bien qu'il connaisse les méfaits de l'alcool sur la conduite automobile, il pourra se déculpabiliser en se disant que beaucoup de gens font de même. D'autres stratégies, tels le déni de la cognition dissonante, le déni de responsabilité ou encore la trivialisation, dans laquelle le sujet banalise les cognitions impliquées dans la relation dissonante, sont aussi employées pour réduire l'inconfort psychologique. D'aucuns défendent l'idée que cette réduction dépend d'un mécanisme de bas niveau, automatique et inconscient. Ce n'est pas le cas de l'équipe de Lionel Naccache, de l'Institut du Cerveau (ICM - Paris), dont des recherches publiées respectivement en 2017 dans Scientific Reports et en 2021 dans Cortex semblent établir que la réduction de la dissonance cognitive serait étroitement liée à la mémoire épisodique (événements personnellement vécus) et aux réseaux exécutifs de détection et de résolution des conflits. Ces résultats ne sont pas sans conséquences si on les analyse sur le plan des comportements. "Nos travaux suggèrent un rôle potentiellement délétère des comportements de compromission sur le plan social, politique, professionnel, affectif, moral ou autre, au cours desquels nous acceptons de commettre des actes qui entrent pourtant en opposition avec nos valeurs. Ces actions, dont nous pouvons croire - à tort - qu'elles ne laissent aucune trace sur notre système de valeurs une fois commises, sont susceptibles de le transformer insidieusement de manière plus ou moins profonde", indiquent les chercheurs de l'ICM. Bref, nos choix passés, pour autant qu'ils aient forgé en nous des souvenirs épisodiques, influencent nos valeurs actuelles qui, elles-mêmes, peuvent favoriser notre adhésion à l'accomplissement d'actes que nous aurions réprouvés précédemment et nous auraient placés dans un état d'inconfort psychologique. Première auteure de l'article paru dans Scientific Reports en 2017, Mariam Chammat rappelle que la dissonance cognitive constitue un élément central dans de nombreux phénomènes sociétaux. "Le fait que l'être humain dispose de la capacité de réduire son inconfort psychologique consécutif à l'inadéquation entre certaines de ses cognitions l'autorise à poser et perpétuer des actes incohérents par rapport à ses valeurs et croyances initiales", dit-elle. " Ainsi, un individu qui est conscient de l'impact délétère de la circulation automobile sur l'environnement ne pourrait conduire quotidiennement une voiture s'il était incapablede s'appuyer sur des stratégies de réduction de la dissonance cognitive." À ses yeux, un état de dissonance cognitive qui ne peut être éradiqué par un aménagement des attitudes, valeurs ou croyances est, en revanche, probablement de nature à faciliter un changement de comportement. Par exemple, renoncer définitivement à manger de la viande après avoir vu un reportage sur la maltraitance animale dans des abattoirs. "Toutefois, les extrapolations des recherches en laboratoire vers la vie courante doivent être prises avec des pincettes en l'absence d'études de confirmation sur le terrain", précise-t-elle. Si le concept de dissonance cognitive n'est guère étudié en tant que tel dans le champ de la psychologie clinique, il y transparaît à tout moment sous d'autres visages, par exemple lorsqu'il est question de problématiques d'attribution (causale) interne ou externe. Autre illustration: "Quand, dans une approche cognitivo-comportementale, le psychothérapeute pratique une restructuration cognitive en essayant, par un dialogue socratique, d'amener le patient à réfléchir à différentes hypothèses afin de faire surgir des croyances alternatives, il s'efforce d'atteindre ce but en engendrant une augmentation de la dissonance cognitive à laquelle le patient est confronté", souligne Jean-Marc Timmermans, psychologue clinicien membre du comité d'accompagnement des Certificats d'Université (CU) en psychothérapie cognitivo-comportementale (ULB et UMons). Imaginons un individu doté d'une personnalité dépendante, qui estime avoir absolument besoin d'aide pour faire face à un quelconque problème. S'il s'entoure de personnes chargées de l'épauler, il se trouve en état de consonance cognitive, son comportement dysfonctionnel étant en accord avec ses croyances. Une voie thérapeutique sera de pousser le patient à se poser des questions au terme desquelles il devra reconnaître qu'il possède certaines capacités, ce qui fera naître chez lui une dissonance cognitive de nature à être réduite par l'adoption d'un comportement fonctionnel - consentir à agir sans "tuteurs". Prenons à présent le cas d'un perfectionniste qui relit ses mails à de nombreuses reprises avant de les envoyer parce qu'on attend de lui, imagine-t-il, que ses messages ne comportent pas la moindre faute d'orthographe. "Il se met ainsi en consonance, mais souffre néanmoins de la situation, indique Jean-Marc Timmermans. Le thérapeute peut alors l'inciter à s'entraîner à envoyer des mails comme le ferait un non-perfectionniste. À la suite de l'infirmation des catastrophes anticipées, ce changement de comportement répondant à la suggestion du psychologue peut aboutir petit à petit à une modification des croyances du sujet ("Tout le monde n'attend pas de moi la perfection"), car il sera désireux de réduire la dissonance cognitive ainsi créée." Selon les cas, le "jeu" thérapeutique peut donc consister tantôt à modifier les croyances pour induire des comportements plus fonctionnels, tantôt à susciter des comportements alternatifs dans le but de générer une modification des croyances. Divers biais cognitifs sont en lien avec la dissonance. Le célèbre biais de confirmation, par exemple, n'a d'autre objectif que de la réduire en recherchant prioritairement les informations en adéquation avec nos croyances et en négligeant celles de nature à les remettre en cause. Ainsi, lors de l'accident nucléaire qui s'est produit le 28 mars 1979 à la centrale nucléaire de Three Mile Island, aux États-Unis, les causes identifiées lors des travaux d'expertise ultérieurs furent des erreurs de conception, des pannes matérielles et des erreurs humaines. Parmi celles-ci, l'opiniâtreté que mirent les techniciens de la centrale à se braquer de façon non pertinente sur des facteurs causaux épousant leurs hypothèses. Une logique similaire prévaut dans le schéma d'abandon, par exemple. Quelqu'un qui s'attend à être toujours abandonné a tendance à ne retenir que les épisodes où on l'a laissé tomber et à faire fi des autres. Il ne sera pas rare que mû par la crainte d'être quitté le premier, il mette fin à une relation. Le thérapeute pourra orienter le patient vers des pensées alternatives, des situations où, objectivement, il n'a pas été laissé en rade, de manière à créer chez lui une dissonance cognitive qu'il s'efforcera de réduire en changeant de comportement. Selon Jean-Marc Timmermans, tous les troubles de la personnalité et la plupart des troubles psychiatriques peuvent être modélisés en fonction du concept de dissonance cognitive. Et de citer l'exemple d'une phobie d'impulsion chez un père qui est envahi de façon obsessionnelle par l'idée qu'il pourrait pratiquer des attouchements sur sa fille. Cette pensée est en désaccord avec ses valeurs, lui qui aspire à être un père quasi parfait. D'où dissonance cognitive. "Une manière pour lui de recouvrer un état de consonance cognitive est", explique le psychologue, " de se convaincre qu'il est un pervers, ce qui serait en phase avec ses pensées malsaines. Mais cette solution est génératrice de souffrance. Il peut tout aussi bien demeurer persuadé d'être un bon père et décider de s'abstenir de faire prendre le bain à son enfant."La littérature scientifique nous enseigne par ailleurs que chez les psychopathes, les comportements pathologiques n'induisent pas ou guère de dissonance cognitive. Ce qui souligne toute la difficulté de la prise en charge de tels patients. La littérature renferme également des références à la dissonance cognitive dans les addictions et, plus largement, dans les comportements de santé, c'est-à-dire les comportements qui influent sur l'état de santé de l'individu, comme dans l'obésité, et ce, particulièrement en lien avec ce qu'il est convenu d'appeler la prévention de la rechute. "Dans les comportements de santé, on observe régulièrement une violation de l'abstinence", commente Jean-Marc Timmermans. " Ainsi, le patient alcoolique qui veut changer son comportement, mais a fait des entorses à ses bonnes résolutions, finit très fréquemment par adopter de nouveau régulièrement des comportements non désirés ; il rechute. En effet, pour recouvrer un état de consonance, il modifiera souvent la perception qu'il a de lui-même, rétablira son identité en tant que personne alcoolique." De la sorte, il réduira, mais de façon délétère, sa dissonance cognitive, considérant qu'il est normal de boire quand on est un buveur.