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Le journal du Médecin : Le déclencheur chez vous c'est Hiroshima ? E.P.E : Pas vraiment. Mais la première fois que je réalise une image qui m'amène à sortir de la peinture, c'est avec cette image d'Hiroshima : je comprends alors que je ne ferai pas de la peinture et que j'irai travailler sur les lieux mêmes en quelque sorte. Je m'installe dans le Vaucluse pour peindre, où je rencontre Julos Beaucarne d'ailleurs, et j'apprends qu'à quelques kilomètres de là s'installe la force de frappe atomique. Et j'essaie de réaliser des tableaux à ce sujet, sans parvenir à exprimer que 1.000 fois Hiroshima, c'est la violence faite au territoire, aux champs de lavande et d'amandiers. C'était pour moi impossible de représenter cette puissance mortelle souterraine à moins de faire du Guernica et d'être Picasso. À force de réfléchir, je me suis dit qu'il valait mieux intervenir sur les lieux mêmes, et comme je lis énormément de littérature sur le nucléaire, je découvre cette photo d'Hiroshima, cette ombre portée qui est comme un fantôme, ce qui reste d'un homme soufflé sur son échelle au moment de l'explosion, une image qui est une icône de notre temps. Je réalise un grand pochoir de cette photo et je la place sur les routes, sur des rochers, des murs, c'est la première fois que je ne fais pas de tableau, mais que j'interviens sur la réalité. L'important c'est la trace sur le mur ? Oui, de l'empreinte. Au fond, mon travail conserve cela constamment. Peut-on comparer cela à de l'art pariétal ? Il existe des aspects iconiques dans mon oeuvre qui se rapprochent de la grotte Chauvet, de Lascaux, du Saint-Suaire de Turin. Je ne suis pas croyant, mais ce sont des choses qui marquent notre culture. Comme l'image d'Hiroshima. Le fait que ce soit la trace sur le mur et pas sur le rocher... l'éphémèrité des supports ou de l'oeuvre paraît importante. Très vite, j'abandonne les pochoirs, les trouvant pauvres plastiquement. Dès 68, je réalise des images en rapport avec le living théâtre et par la suite, quand j'aborde la thématique de la Commune de Paris, j'ai besoin de réaliser des images plus élaborées. Et de référence à la peinture. De ce fait, je passe au papier, à la sérigraphie et au dessin collé. Le côté éphémère ne traduirait-il pas chez vous l'assertion que l'art n'est pas vraiment précieux ? Probablement. Oui lorsque j'ai réalisé le portrait de Rimbaud, l'aspect de plus rimbaldien était que cette image allait disparaître. Qu'elle n'allait pas le figer, comme le disait René Char à propos de Rimbaud : " tu es passé, foudroyant". Plus que mon dessin, c'est sa disparition qui était rimbaldienne. Éphémère, et ce côté éphémère est un élément suggestif qui compte autant que le dessin lui-même. Le fait de le voir. Le public n'a pas cette réflexion, mais le fait de sentir qu'il va disparaître intervient dans la réflexion. Vous avez été très impliqué dans la lutte contre l'Apartheid. En existe-t-il encore aujourd'hui ? Ah oui. Quand Netanyahou veut annexer la plaine du Jourdain, ce que les Israéliens sont en train de faire en Palestine, c'est exactement de l'apartheid ; je travaille avec l'ambassade de Palestine dont je suis conseillé dans le cadre du futur musée du futur état palestinien. Vous êtes sympathisant communiste, une idéologie qui peut paraître aujourd'hui obsolète. Quand est-il du capitalisme ? Il l'est encore plus. Le communisme n'a jamais existé. Ce qui s'est passé en Union soviétique ou en Chine n'a rien à voir avec le communisme. Le mot y a été dévoyé ; la générosité, la fraternité que porte en lui le communisme ne se retrouvait pas en Union Soviétique où j'ai refusé d'exposer. Même lorsque je fus membre du parti, j'ai toujours refusé de me rendre dans ce pays totalitaire. Le capitalisme fait lui aussi sa démonstration de son inhumanité, constamment. Il est plus pragmatique et cynique. À vos yeux, Banksy est un héritier ou un pilleur ? Il a avoué dans une interview que j'avais pratiqué ce type d'art 30 ans avant lui. Banksy a réalisé des choses intéressantes. On m'a interrogé sur son oeuvre qui se détruit pendant la vente en me disant qu'il s'agissait d'une mise en cause du système. J'ai répondu que c'était le contraire : c'est l'expression même du système. Mais il le fait exprès : c'est quelqu'un de très fin, qui réalise des choses très fortes. Sinon, d'un point de vue plastique, c'est assez pauvre : mais l'enjeu ne situe pas là. C'est une sorte de dessin d'humour, mais qui se coltine avec les contradictions de la société. C'est malin et d'aujourd'hui. Je ne me considère pas comme un street-artist, mais JR reconnaît une filiation avec mon travail. C'est délicat de sa part, comme dans le cas de Banksy. C'est vrai que j'ai développé cette technique avant tout le monde : le pochoir en 65. Quand on dit Street-art, avec notre mentalité de colonisé, on pense immédiatement que cela vient des États-Unis. Or c'est faux. Moi, j'essaie de faire de la rue une oeuvre. Les gens du Street-art eux exposent des images dans les rues. Personnellement je tente de faire de la rue l'oeuvre même. Régis Debray a écrit : " le Street-art fait de la rue une galerie, Ernest fait de la rue une oeuvre d'art. "Seriez-vous plus connu si vous étiez anglo-saxon ? Possible. En France les institutions qui gèrent les arts plastiques possèdent une mentalité de colonisé, de suiveur. Si Rebeyrolle était Allemand, il aurait droit à une grande rétrospective à Beaubourg. Ce sont quand même les institutions françaises qui font de Jeff Koons le plus grand artiste contemporain. Il s'agit d'un alignement servile de Beaubourg, de Versailles. L'institution française conforte cette idée d'un art de dérision... Non, j'assume totalement cette dimension. Personnellement, j'étais proche des communistes, mais certains maoïstes ou trotskistes artistes prétendaient qu'il fallait faire un art proche de la classe ouvrière. Ce que je n'ai jamais pensé. Mais c'est un truc de bourge, ce que je n'étais pas. Je n'ai jamais illustré le politique : je parle de ce qu'on inflige aux hommes. Je me sens plus proche des peintures religieuses de Masaccio, de Caravage. Je m'inscris dans l'histoire de la peinture de cette façon. Je parle de ce qu'on fait aux hommes, tout en essayant de générer une invention plastique. En faisant des lieux eux-mêmes mon matériau, c'est une façon de s'inscrire dans notre temps. Des thèmes nouveaux m'amènent à une pratique nouvelle. La ville qui vous définirait le mieux serait Naples ? En effet. Le côté peinture renaissante, des images sur les murs de vierge ou de Maradona, le côté baroque flamboyant, grouillant et décati. Qui s'abîme comme vos peintures ? Plus encore que tout cela, à un moment je me suis dit que je n'allais plus travailler qu'à Naples, car dans cette ville il y a trois mille ans d'histoire. Des grands mythes qui fondent notre culture qu'ils soient grecs, romains, chrétiens et en même temps Francesco Rosi lorsqu'il veut parler des problèmes de logements contemporains, il fait Main basse sur la ville à Naples. À la fois coexistent des millénaires d'histoire imbriqués dans les problèmes les plus aigus d'aujourd'hui. On trouve à l'église del Carmine de Naples des ex-voto en forme de seringues que les mamas font faire pour que leurs enfants décrochent de la drogue. On pourrait tout traiter à Naples, car c'est également la ville des transgressions. Vous faites de la sculpture sur mur, un côté trois dimensions ? Dans l'élaboration de mes dessins, il y a une contradiction volontaire et dialectique. Il faut qu'il y ait assez d'effet de réel pour qu'il y ait comme une présence. Mais en même temps, je ne veux pas faire du trompe-l'oeil et affirmer que c'est une fiction. Et donc dans mon oeuvre, je travaille beaucoup le dessin de manière sculptural ou architectural et, en même temps, je laisse le rectangle blanc du papier : j'affirme que c'est un morceau de fiction collé dans la réalité ; il faut, dans mon dessin, qu'il y ait assez d'effet de réel pour qu'il y ait une sensibilité, une présente, et en même temps une distanciation comme au théâtre que permet le noir et blanc que c'est une fiction. Cela rejoint trois éléments typiquement napolitains : le théâtre, la magie et la spiritualité... Tout à fait. Mon travail sur Pasolini m'a révélé le côté charnel des corps des lieux et qui en révèle la dimension sacrée. Il y a cela chez Pasolini. La présence physique du sacré qui j'espère se reflète dans mes images. Michel Onfray parle d'icônes païennes : ma référence sont les grandes peintures religieuses de Masaccio.