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Il ne faudra pas oublier de remercier le nursing, la direction et leur remettre le badge ouvre-porte. Une dernière visite à une patiente accompagnée depuis de longues années remue bien des souvenirs. Dans moins d'une semaine, sa chambre qui était un coin d'Italie, sera vidée de son contenu, des photos au mur, de la télévision familière, des cartes de voyage et mots d'enfants: c'est drôle qu'une vie entière tienne en si peu d'espace. Elle connaît la date de son départ, entourée sur le calendrier mural au marqueur rouge, et en paraît étrangement apaisée ; j'en suis presque plus ému qu'elle. La visite sera longue, comme celle du jour où elle a quitté la maison familiale pour rejoindre la maison de repos, mais ce jour-là elle savait où elle allait. Elle l'avait décidé elle-même, comme aujourd'hui, au terme d'une interminable perte d'autonomie. Sur sa table, un cahier envoyé de son village natal contient les images et les souvenirs d'une jeunesse heureuse, protégée. La suite le fut parfois moins mais elle n'en conserve aucun regret. Elle est heureuse de quitter cette vie qui l'a pourtant tant gâtée, et dont elle ne veut pas gâcher la fin. Elle me montre la robe qu'elle a choisie, son cahier d'instructions pour les enfants, me demande quelque chose pour ses diarrhées afin qu'elles ne perturbent pas ses dernières heures. Elle s'inquiète de bénéficier d'un dernier petit-déjeuner ou si ce sera comme avant une opération, à jeun. Doit-on lui administrer son insuline ce matin-là et ses médications habituelles? Me reviennent en mémoire les mots prononcés par Hugo Claus à son épouse Sylvia Kristel la veille de sa fin programmée, alors qu'ils ont dû presser le pas pour se rendre à leur dernière séance de cinéma: "C'est fou tout de même, courir après le tram quelques heures avant sa mort." La confrontation d'un agenda routinier à l'inimaginable de sa disparition demeure une expérience étrange. On ne peut rester indifférent aux questions que cette irruption de l'irréel dans le réel provoque dans notre propre existence. On se surprend à évoquer l'écoulement du sablier de notre propre vie, et de la quantité de jours qu'il nous reste. Cette patiente nous renvoie l'image de notre propre vulnérabilité, et des choix similaires que nous aurons à faire. Son cahier devient en quelque sorte le nôtre, dont on tourne une page. Retour à l'auto, Musiq3 diffuse un extrait de la 4e symphonie de Brahms, un moment d'éternité. Les dernières confidences de la patiente, ses incertitudes quant à ce qui l'attend, quelques derniers secrets de famille partagés comme pour éviter qu'ils ne se perdent définitivement, se bousculent dans mon esprit. La médecine est une leçon de modestie: ce que la chenille appelle fin du monde, le reste du monde l'appelle papillon [1]. La fin d'une vie se résume à peu de choses, et notre trop-plein quotidien n'est souvent qu'un leurre. Il est bon de se le laisser rappeler parfois par ces modestes rencontres de patients qui nous aident à mieux hiérarchiser nos propres priorités.