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Le journal du Médecin: Comment voyez-vous le syndicalisme médical en tant que femme? Quand on regarde dans le rétroviseur, le syndicalisme médical a longtemps été une affaire d'hommes... Dr Élisa Kottos: Je vois surtout le syndicalisme médical en tant que médecin. La médecine a longtemps été une affaire d'hommes autant que le syndicalisme médical. Si aujourd'hui en Belgique, 47% des médecins sont des femmes, il y a encore du boulot en termes d'égalité. La plupart des postes à responsabilité restent aux hommes. Ce qui m'a plu au Modes, c'est que ma voix est entendue, en tant que femme et en tant que jeune médecin. La médecine, comme la société, évolue. En tant que médecin, et en tant que citoyen, on ne peut plus être défendu par des médecins hommes proches de la retraite. Aujourd'hui, les femmes, aussi bien que les hommes ont besoin de plus de temps en famille, de temps pour eux. L'élargissement du congé paternel en est une illustration claire. Il est important que le syndicalisme médical se féminise afin de mieux représenter la profession, ses besoins, ses attentes et sa relation au patient. Pour les médecins de votre génération, il n'y a sans doute plus ce "sacerdoce" médical qui existait avant. Mais il n'en reste pas moins que les femmes restent plus investies dans l'éducation des enfants et doivent "composer" avec leur carrière. Le syndicalisme au Modes, cela vous prend beaucoup de temps? Je ne vais pas mentir. Cela prend du temps. Si vous interrogez mon mari, il vous dira que cela prend énormément de temps. Je travaille en soins intensifs néonataux, mon métier prend énormément de place dans ma vie et c'est primordial pour moi de pouvoir le pratiquer en respectant mes valeurs. C'est pourquoi il est important de me battre pour que ces valeurs soient entendues. Pour moi, l'investissement dans le syndicalisme fait partie du job. J'aménage ma vie privée pour passer du temps de qualité avec ma famille et mes amis. Je ne travaille pas le mercredi, c'est mon jour à moi et il est indispensable quand on travaille les nuits et les week-ends. C'est cela la réalité des jeunes médecins aujourd'hui. Je veux transmettre à mes enfants qu'on peut aimer son travail et se battre pour ses valeurs, peu importe qu'on soit homme ou femme. Pourquoi avez-vous choisi le Modes plutôt que l'Absym? Je n'ai pas choisi le syndicalisme médical, j'ai choisi le Cartel (dont la branche spécialiste francophone est le Modes). Après avoir exercé une année en tant que médecin, j'étais perdue, inquiète, en colère. Je ne me voyais pas continuer à exercer dans ce système de santé de plus en plus inégal, aux ressources insuffisantes et mal réparties. J'ai décidé que, plutôt que de subir, il fallait d'abord comprendre, puis agir. J'ai assisté à un café-débat du Modes et j'ai été conquise. Enfin, des gens prenaient la peine de répondre à mes questions mais surtout il s'est avéré que nous partagions les mêmes valeurs comme par exemple la solidarité au sein d'une profession particulièrement diverse. Le Modes est un syndicat réellement démocratique. Il me permet de faire entendre ma voix mais surtout, les échanges que j'y ai me nourrissent quotidiennement et me permettent de croire en l'avenir de mon métier. Quant à l'Absym, c'est le syndicat historique. Il a mené de grands combats pour les médecins, il faut le reconnaître. Mais je ne peux m'empêcher de penser que leur vision très libérale de la médecine a mené au système actuel et à ses dérives. Je déplore qu'aujourd'hui, leur seule ligne de combat soit le statut quo. Il y a pénurie de médecins dans certaines spécialités et en hospitalier. Vous la vivez dans votre pratique? Nous sommes en perpétuel sous-effectif dans mon unité et c'est le cas de beaucoup d'unités de soins intensifs néonataux. On s'organise minutieusement mais dès que quelqu'un est malade, ça devient franchement compliqué. Le mot d'ordre est "priorité à la clinique". Le travail administratif passe alors au second plan mais c'est un travail qui ne disparaît pas. Il ne fait que s'accumuler, cela génère un stress de plus dans notre activité. Le turnover dans les services est beaucoup plus important qu'avant et il faut sans cesse former de nouvelles personnes qui finissent par partir pour un métier moins stressant, moins de gardes ou des conditions financières plus intéressantes. C'est la réalité de la médecine d'aujourd'hui. L'impact sur les PGs est important. Au lieu de nous accompagner et d'apprendre comment gérer une salle de néonatalogie, ils doivent aller "boucher les trous" en consultation ou à la maternité. C'est pourtant eux qui seront en première ligne lors des gardes. C'est inquiétant pour la suite. Sans consulter les syndicats médicaux ni les représentations des médecins en formation, le MR a proposé d'inciter financièrement, voire par la contrainte, les jeunes MG à s'installer dans les communes en pénurie. Par extension, la même contrainte pourrait être envisagée pour les spécialités dans les zones en pénurie... Il faut faire face à la réalité, la pénurie est une réalité. Par contre, je pense qu'il faut prendre avec précaution les déclarations à l'emporte-pièce faites en période électorale. À titre personnel, je considère que la contrainte n'est jamais une bonne chose. Ceci dit, dans des zones entières de ce pays, l'accessibilité des soins n'est plus garantie et le risque d'arriver à une médecine à deux vitesses est grand. Pour attirer des médecins (généralistes comme spécialistes) dans les zones en pénurie il faut pouvoir leur garantir une certaine qualité de vie tant sociale que professionnelle. Cela dépasse largement le périmètre d'action du "ministre de la Santé". Il faut une vision globale, sociale, sociétale du sujet. En attendant que les décideurs prennent ce sujet à bras-le-corps, nous ne pouvons compter que sur les initiatives locales. Je tiens ici à saluer l'initiative de l'Université de Namur qui a développé un master en médecine rurale. Il s'agit là d'une action concrète apportée à un problème réel. C'est la multiplication des initiatives qui vont dans ce sens qui sont susceptibles, à mon sens, de lutter efficacement contre le problème que vous évoquez. Quelle est votre position sur le numerus clausus? Le CD&V et Les Engagés parlent de le supprimer pour résoudre les pénuries ... Ici encore, il faut prendre garde aux slogans diffusés en période électorale, peu importe le parti qui en est à l'origine. La fin du numerus clausus est une constante du programme du Modes. Le fait est qu'il s'agit d'un enjeu communautaire extrêmement sensible. Pourtant, un vrai cadastre de la profession, un vrai compte de l'activité réelle des médecins en Belgique, serait susceptible de mettre en évidence la réelle pénurie à laquelle nous sommes confrontés et ainsi de planifier au mieux l'offre. En effet, les besoins de la population changent et les besoins des médecins changent également. Il est indispensable prendre ces paramètres en compte dans la planification de l'offre en soins de santé. Frank Vandenbroucke termine son mandat. Quel bilan dresseriez-vous de son action? Nous sommes en Belgique, l'action des ministres est toujours cadrée par un accord de gouvernement qui est un équilibre entre différentes formations politiques. II n'est pas toujours facile de porter une politique de santé publique cohérente lorsque les compétences sont réparties sur plusieurs niveaux de pouvoir. Ceci étant dit, il faut reconnaître au ministre Vandenbroucke son expérience politique et particulièrement en ce qui concerne les soins de santé. Je pense que sa nomination a été un atout, spécifiquement au moment de crise qu'a été la pandémie de covid. Cette expérience, généralement reconnue, est à double tranchant. Il me revient que, lors de négociations, le propos des médecins a parfois été évacué (sinon méprisé). Je pense qu'un bon ministre de la Santé doit écouter mais surtout entendre le propos des acteurs du terrain. Globalement, l'informatisation, la digitalisation, c'est une aide pour votre pratique? Vous pouvez donner quelques exemples? C'est compliqué. Certaines choses nous sont très utiles comme l'accès facilité aux infos du patients (Abrumet, etc.), la prescription à distance sur la carte d'identité. Mais pour le moment ça reste une charge administrative plus importante. Pour ce qui est de ma pratique, les programmes existants ne sont pas adaptés aux soins intensifs néonataux et cela rend la prescription informatique très stressante pour le prescripteur. Les programmes adaptés sont ou bien trop chers, ou bien non compatibles avec les autres outils de DPI des hôpitaux. On dépend de monopoles et de lobbies qu'il faut absolument contourner pour aboutir à un système serein et efficace. L'idéal serait un système unique pour tout le pays qui est adapté en concertation avec tous les soignants de terrain selon les besoins. Le dossier patient informatisé pose aussi beaucoup de questions éthiques qui doivent être considérées, notamment en pédiatrie où le dossier est accessible aux deux parents et à l'enfant. On parle beaucoup de "l'encommissionnement" à l'Inami, aggravé par la régionalisation: la multiplication du nombre de commissions et de groupes de travail. Vous appelez à plus de simplification? Ce que je peux dire du système de santé belge c'est que, bien qu'il soit complexe, il fonctionne et il faut rendre hommage à tous ceux qui travaillent sans relâche pour faire en sorte que ce système puisse fonctionner. Un système où le ministre déciderait seul de tout, serait certes plus simple mais je ne crois pas que nous y gagnerions au change. Ce qu'il faut, en revanche, c'est davantage de publicité des débats avec une vulgarisation du propos afin que tout le monde puisse comprendre les enjeux. C'est en partie le rôle des syndicats médicaux, interface entre autorités et praticiens, mais les moyens de fonctionnement qui nous sont alloués sont insuffisants. Sans cela, on ne fait que nourrir les frustrations des syndicats d'une part qui sont incapables d'assumer sérieusement cette tâche et des praticiens d'autre part qui ne comprennent tout simplement pas ce qui se passe. Pour boucler la boucle, y a-t-il, selon vous, une manière "féminine" de pratiquer la médecine? Il y a une différence entre hommes et femmes d'approche du patient? Pour me cacher derrière la science, des études ont montré qu'une consultation de médecine générale dure plus longtemps en moyenne lorsqu'il s'agit d'un médecin femme. Le féminisme, à mon sens, ne se résume pas à gommer les différences entre hommes et femmes. Il s'agit bien de valider la vision et la manière de chaque individu, peu importe son sexe mais aussi son âge, son origine et ses choix personnels. Dans mon quotidien, je dois lutter en permanence contre certains préjugés. Souvent on me demande si je suis infirmière. On considère que la femme ne peut accéder au métier de médecin et que le métier d'infirmier est moins valorisant que celui de médecin, ça n'a pas de sens. C'est la société qui doit évoluer et c'est un combat que je mène dans ma sphère privée... quand j'ai le temps!