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Etonné par l'absence d'un trésor sur l'île de Rackham le Rouge alors que Tintin et le capitaine Haddock avaient pris la mer, rappelons-nous, guidés par une carte au trésor, Serge Tisseron a relu toute l'oeuvre de Hergé à la lumière de la psychanalyse. Le trésor était, comme on le sait, caché dans les caves du château de Moulinsart, dans le bric-à-brac des souvenirs de famille. Ce fut Tintin chez le psychanalyste, le premier ouvrage de Serge Tisseron, paru en 1985.Là, il découvre un secret de famille chez Hergé... et un autre, en parallèle, dans sa propre généalogie. Commence alors un important travail de pionnier, notamment avec Secrets de famille, mode d'emploi2, qui aidera des milliers de lecteurs à réinterroger leur passé et à mieux prendre pied dans leur vie.Ensuite, Serge Tisseron s'intéresse à la honte et à l'empathie. Logique, en somme: au secret de famille, mis en place pour dissimuler un traumatisme, le sujet réagit par la honte, qui empêche le savoir sur la famille et sur soi et qui entraîne des réactions pathogènes. Pour en sortir, le sujet a besoin de développer une réelle bienveillance à son égard et vis-à-vis de ceux qui, autour de lui, se sont tus, ont "oublié" ou n'ont jamais su. Cette bienveillance, c'est l'empathie, ce souci de l'autre et de soi.Avec Empathie et manipulations, Serge Tisseron nous apporte une description de l'empathie que le lecteur n'est pas prêt d'oublier. Imaginez un navire... Dans la coque, à la base, donc, de toute expérience humaine, les trois premières empathies: l'empathie affective, l'empathie cognitive et l'empathie mature. La première se développe à l'âge d'un an: je ressens et je comprends les émotions de l'autre, intuitivement. La seconde apparaît vers l'âge de trois ans et demi: je suis capable de comprendre l'autre intellectuellement. La troisième, l'empathie mature, se construit entre huit et douze ans: je deviens capable de me mettre émotionnellement à la place de l'autre en me décentrant de mon propre point de vue et en adoptant intentionnellement celui de l'autre, à la fois émotionnel et cognitif. Faire cet effort, c'est passer d'un référentiel autocentré à un référentiel allo-centré.Voici pour les quatre cinquièmes de la coque, qui concernent l'empathie pour autrui. A l'avant de la coque, il y a... l'empathie pour soi, car selon Serge Tisseron il est impossible de développer ces trois premières empathies pour autrui si on ne les a pas d'abord acquises pour soi-même. A l'appui de cette thèse, l'auteur cite Heinz Kohut et ses travaux sur le narcissisme. L'empathie pour soi, c'est être capable de s'aimer tel qu'on est tout en sachant que le regard des autres nous est indispensable pour se connaître et s'apprécier de manière réaliste. Et comment s'acquiert cette empathie pour soi? Le plus souvent au contact d'un entourage aimant et empathique. A défaut, grâce à l'éducation artistique et culturelle, à la littérature, au cinéma...Une petite parenthèse si l'expression "neurones miroirs" surgit à l'instant dans l'esprit du lecteur. Ils rendent possible la "sympathie", cette aptitude du nourrisson qui sourit quand il voit sa mère sourire, et qui donc est un stade de développement antérieur à ce qui vient d'être décrit.Montons sur les ponts du navire, au niveau des cabines: voici le niveau de l'empathie réciproque, où le sujet accepte de se mettre à la place de l'autre et l'autre à la sienne. Et puis levons les yeux vers la cheminée, niveau de l'empathie intersubjective, où le sujet court le risque de s'exposer en proposant à l'autre une vraie relation. C'est le lieu de la relation thérapeutique, de l'amitié et de l'amour.Il y a bien sûr des risques de manipulation à de nombreux étages. Parmi ceux que cite Serge Tisseron, certains - la publicité, la relation aux objets et aux écrans, la démagogie des politiques, la radicalisation - n'étonneront pas. On sera en revanche très intéressé de noter ses mises en garde contre les promesses trompeuses de la compassion bouddhiste (étonnante confusion, chez les bouddhistes, entre empathie et compassion), de la méditation de pleine conscience (qui n'ouvre désormais plus au monde mais à soi-même) et de la résilience individuelle. Si l'empathie est malgré tout une construction mentale et que l'autre nous reste toujours un inconnu, elle nous permet, dit Serge Tisseron, de nous désembourber du piège que nous tend le mot "résilience"3. Il s'agit de penser le monde autrement: la résilience, c'est moi; l'empathie, c'est nous.