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Cela fait 120 ans que Georges Simenon est né à Liège, et son fils John est l'initiateur d'un "Printemps" dédié à son père, dont la première édition s'est tenue du 8 au 11 mars. Parmi les événements proposés et qui se sont poursuivis bien au-delà de ce week-end d'inauguration, l'exposition du Grand Curtius, "Images d'un monde en crise", dévoile un Simenon moins connu... parce que photographe. Celui qui fut d'abord journaliste tire, dans les années 30, le portrait d'un monde chancelant, marqué comme lui par la Grande Guerre et qui s'apprête à en connaître une autre. Des photographies qui lui permettront de "fixer" le décor de certains de ses romans, surtout non policiers, parus chez Gallimard, comme "Le coup de Lune" au Gabon, "Les gens d'en face" sur la mer Noire ou "Quartier nègre" au Panama. Sous forme de reportage, en 1931, il saisit la France des canaux, rivières et ports, de Boulogne à Honfleur et jusqu'aux havres bretons: on y retrouve l'ambiance brouillardeuse, presque grise (un "Quai des brumes" et pas des Orfèvres) de ses futurs Maigret. Simenon fait montre d'un sens de la composition lorsqu'il dépeint à Concarneau un marin se tenant sur la proue d'un voilier. Dans la même ville, les deux dames sur le seuil du Café de la Marine lui inspireront "Les demoiselles de Concarneau". Un an plus tard, il s'embarque pour l'Afrique dont il revient avec un reportage très critique du colonialisme: "L'heure nègre" (dont la republication aujourd'hui exigerait sans doute que l'on change le titre...). Ses photos de marché de Stanleyville (Kisangani) sont saisissantes: l'impression qu'on en retire est que rien n'a changé en un siècle. Simenon ne résiste tout de même pas à jouer les Tintin au Congo (en casque colonial, on le voit, hilare et en short, au milieu d'un groupe de Congolais). Il photographie beaucoup de femmes nues ou presque et, de retour en Europe, afin de témoigner de la grande crise en cours, commence par la Belgique: au Palais du peuple de Charleroi, ce grand séducteur saisit à nouveau l'oeil des femmes. Mais le Simenon photographe, qui nie le pittoresque, tire aussi le portrait de son pays, de la sortie des usines Solvay de Charleroi, de la campagne environnante, d'une affiche rexiste dans une rue lépreuse de Bruxelles. Ceci, comme dans ses romans, avec un sens évident de l'atmosphère: la photographie montrant un prêtre de dos dans une rue pavée et ancienne de Flandre évoque le roman de son concitoyen Stanislas-André Steeman, "Le démon de Sainte-Croix", tant la photo exsude le mystère. Il parcourt ensuite l'Europe: Berlin, Varsovie et Vilnius encore polonaise à l'époque. Ses photos de personnes et d'enfants évoquent Doisneau, Cartier-Bresson par leur spontanéité ou Dorothea Lange, la photographe de la Grande Crise aux États-Unis, dans sa description de la misère. Le sens de la composition et de l'instant décisif que possède Simenon se dévoile encore lors d'une croisière en méditerranée en 1934, lorsque, dans un rai de lumière, il saisit le beau visage songeur d'un marin qui danse sur le pont du voilier avec un congénère. Même lors de son tour du monde en 155 jours début 1935, Simenon évite la carte postale, 'portraitise' Léon Trotski dans son bureau d'Istanbul, cinq ans avant son assassinat, passe par Panama et joint Tahiti où il évite les clichés paradisiaques. Aucun exotisme ici, sauf que les romans qu'il tirera de ces décors seront dits... "exotiques", mettant en scène des ratés de l'aventure dans "Quartier nègre", "Long cours", "Touriste de bananes", "Le passager clandestin" ou "L'aîné des Ferchaux" situé, entre autres, au Panama. La photo d'une Tahitienne aux seins nus, le regard lointain, évoque un Gauguin qui aurait été photographe. À l'instar du peintre, Simenon se met parfois en scène, avec humour, lorsqu'on le voit pipe au bec bien entendu, casquette, la couronne de fleurs haïtienne débordante autour du cou tel un boa. L'une des dernières grandes photos de cette exposition révélatrice (et à base de révélateur) le représente sur le pont d'un paquebot, assis dans un transat, en pleine lecture. Celle qu'il fait du monde qui l'entoure, loin des clichés, démontre que son talent d'écriture était avant tout celui d'un regard.