Comédien du regard, Mathieu Amalric se dit avant tout réalisateur. Le bouleversant "Serre moi fort", son huitième film, en est la preuve...
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Le journal du Médecin: Quelle est l'importance d'Edward Hopper dans ce film? Mathieu Amalric: La référence à ce peintre est présente uniquement au niveau d'un plan au début. Nous étions plutôt dans la mouvance d'un tableau que l'on voit au coeur du film, issu de la peinture hyperréaliste et extrêmement quotidienne de l'artiste américain Robert Bechtle, décédé l'an dernier, après la fin du tournage. Mais Christophe Beaucarne, le directeur de la photographie, et moi-même n'étions pas obsédés par ses références sur le plateau. Il s'agit de références qui peuvent vous porter, mais plutôt au moment de l'écriture. Bechtle m'amusait, car ce fou passait son temps à prendre en photo femme et enfants, scène qu'il s'astreignait ensuite six mois durant dans son atelier à reconstituer en peinture de manière la plus ressemblante possible à la prise de vue réalisée auparavant. Ce qui ressemble à ce qu'expérimente le personnage de Clarisse. Une attitude qui frôle le délire et le rituel. Vous aimez l'étrange, car le film frise le fantastique, un réalisme magique, dans lequel notre compatriote Christophe Beaucarne est partie prenante. Oui, un peu à la Carl Dreyer ; cela fait vingt ans que je tourne en compagnie de Christophe. Je ne lui ai montré qu'un film avant de débuter le tournage, Les gens de la pluie de Coppola, me disant que c'était le personnage de Clarisse qui était la "projectionniste"... l'héroïne qui projette des images en effet, et a d'ailleurs tendance à se projeter dans l'univers des années 70. L'image dans le film est un peu semblable, à l'instar de sa voiture, vieille américaine de cette époque qui nous plaisait beaucoup. A cela, s'ajoutent des plans très coupants, de l'ordre de l'hyperréalisme et, primordiales, les scènes d'incarnation de son mari et des enfants qu'elles imaginent et qui semblent réelles, sont traitées de la même manière que le bloc violent de la réalité. Lorsque l'on traverse des drames, tout est fragmenté: le temps, l'espace. On se révèle incapable de mettre des filtres...afin de distinguer ce qui est réel ou pas. Pourquoi ce côté tranché justement au niveau du paysage entre montagne et mer? Parce que la montagne est figée et la mer mouvante? Votre travail est d'interpréter. Dans la pièce de Claudine Galea qui sert de base au scénario, la montagne est une présence muette, responsable de l'avalanche dans laquelle ils ont disparu. Afin de montrer l'attente du retour des corps avec la fonte des neiges, la montagne est filmée en deux temps. J'ai ensuite imaginé où vivait cette famille, en choisissant une zone intermédiaire, une sorte de piémont: et, visiblement, si le personnage de Marc s'y installe, c'est qu'il entraîne souvent sa famille en montagne, notamment un jour où Clarisse a eu envie de rester glander sur le canapé. Mais il est vrai que j'ai cherché la référence au blanc dans le film. Quant à la mer, Clarisse n'en a rien à faire: elle prend juste une photo et sombre dans la dépression, puis elle s'en va à la ville bosser pour faire passer le temps, et boire un peu... Le scénario prévoyait une scène de rivage entre Marc et Clarisse, où il l'appelait. Mais tout ce côté fantomatique du départ, de spectres non incarnés, commençait sérieusement à m'emmerder. Il ne fallait pas d'ectoplasmes? Voilà. Pour qu'ils se manquent vraiment et que cela fasse mal, mélo, il fallait que Marc se brosse les dents, que Clarisse imagine ses fesses, qu'il ait des poignées d'amour, que sa fille porte un appareil dentaire. D'où le côté puissant physique du personnage de Marc, interprété par Arieh Worthalter, un peu ours des montagnes et animal? Oui, car à l'image, Marc et Clarisse avaient si peu de scènes ensemble: il y en a même une que j'ai ajoutée au dernier moment ; une scène où ils font l'amour en douce devant les enfants qui dorment: car c'est un grand plaisir du couple qui le relance pour deux ou trois ans. Avec les enfants, c'est fini la sexualité. Sinon, il y a juste la scène de la discothèque qui est le moment de leur rencontre. Il fallait donc pour que le spectateur soit ému, que le film raconte un fait odieux: qu'entre ces deux-là visiblement ça collait vraiment et physiquement, que la chimie des deux soit présente. Ensuite, puisque Clarisse projette des scènes vivaces, elle a aussi une colère. Perdre quelqu'un ne signifie pas que tout était rose avant: montrer la prolongation de la vie quotidienne était essentielle, et donc le fait qu'elle se fâche sur ses enfants ; que l'on se situe dans une réalité rêvée. Sinon, cela ferait moins mal, le résultat serait trop marshmallow. Tout cela sans le spectateur ne se rend compte, car c'est un film quelque peu sous-cutané, où l'on est dans le déni... L'utilisation des photos polaroïd est une belle trouvaille, référence à l'univers des années septante, procédé à la fois organique et qui agit comme une apparition, comme un spectre en effet... Il fallait créer un passé de la famille, sachant qu'il y aurait des photos de celle-ci sur le frigo. Nous avons passé une journée où les quatre personnages se sont photographiés et l'ont été par moi. Par ailleurs, Christophe Beaucarne, qui possède un vieux polaroïd dont les photos n'apparaissent qu'après deux minutes, s'en est également servi. Et lorsque Christophe les a disposées sur une table du jardin, cela m'a évoqué le jeu de mémorisation pour enfants Memory de mon enfance aux États-Unis: nous avons tourné une scène coupée au montage où Clarisse y joue en retournant les polaroids. Elle y devient folle, ce qui n'était pas une bonne idée, car dès lors le spectateur ne pouvait plus s'identifier à un personnage qui perd vraiment la raison. Ensuite, avec Vicky, l'actrice qui joue Clarisse, nous nous sommes amusés avec des paires. Clarisse va rechercher deux images qui se ressemblent: celle d'une réalité passée, et celle qu'elle imagine encore aujourd'hui? Il y avait cette idée. De ce plan, la partie que nous avons gardée, est celle de la fin de sa colère où Clarisse parvient à ranger à classer plus ou moins les photos polaroïds. On se dit que cela va aller... Vous vous considérez avant tout comme réalisateur. Mais quel est l'avantage d'être comédien lorsque l'on réalise un film? Je peux me mettre à leur place, savoir que ce n'est pas forcément des aspects théoriques qui les aideront. Cela ne les vexe pas, car les acteurs me voient chercher en essayant de trouver des gestes, en me mettant à leur place: il s'agit surtout de déplacements, éventuellement de tempo, des inversions de dialogue... et ensuite ils prennent le relais. Seriez-vous dès lors plus respectueux de leur travail? Non, je peux leur parler assez brutalement parce que je suis énervé, impatient, mais je sais que nous sommes une troupe: je ne leur parle pas mal. Mais j'implique tout le monde dans le même chaudron. Les déplacements dans un espace sont très excitants à trouver, chose que l'on explore rarement au cinéma contrairement au théâtre. Quel est l'avantage d'avoir vécu jeune à l'étranger en tant que cinéaste? Si une chose est possible, il y a une alternative: j'ai habité en France, puis à Moscou comme aux États-Unis durant la Guerre froide. J'ai l'impression que je peux regarder la pièce de votre point de vue, de votre vie ; je parviens à me mettre à la place d'une autre personne dans la pièce: cela tient au fait d'avoir vécu dans différents endroits au cours d'une même période de temps. Cela permet d'imaginer tous les personnages à la fois. D'avoir en tête le point de vue des différents personnages lorsque l'on crée la géographie de la scène. Voilà ce que doit sans doute permettre le fait d'avoir vécu dans de nombreux lieux différents.