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"Quelque part en Alaska/ Y'a un phoque qui s'ennuie / Le phoque est tout seul, il regarde le soleil / Qui descend doucement sur le glacier. (..) Ce n'est rien qu'une histoire / Mais des fois j'ai l'impression que c'est moi / Qui est assis sur la glace, les deux mains dans la face.Il y a des soirs comme ça, où on se demande si tout cela en valait la peine. Je l'aimais plutôt bien, notre ministre, on le dit intelligent, mais ce coup-ci - comme le l'écrivait Jean Paul Sartre - il a "désespéré Billancourt". Si l'art de gouverner est celui de tracer des perspectives, il est aussi celui de reconnaître ce qui en a tissé les possibilités. En présentant lors d'un discours de promotion à l'université d'Anvers les pratiques en solo comme un vestige d'une époque révolue, et leur disparition comme une bonne évolution, le ministre de la Santé Frank Vandenbroucke a-t-il perçu ce que cette appréciation a de désobligeant pour les nombreuses pratiques en solo ou de petite taille encore en activité? Laminés par la récente épidémie de Covid et l'informatisation à marche forcée, les journées de travail sans fin, un taux de contamination supérieur à celui de bien d'autres professions, les médecins de première ligne méritaient peut-être plus de considération de la part de leur ministre de tutelle. Découvrant dans une autre publication que, selon lui, "cette évolution n'allait pas assez vite et qu'il est temps de l'accélérer, lui donnant un nouvel élan décisif", me revient soudain cette image de la population d'ours blancs en Arctique, apeurés et isolés sur une banquise qui fond et les condamne à court terme, et la conviction que le problème n'est pas l'ours blanc mais la mise en péril de leur milieu habituel. Pour ceux qui n'auraient pas bien saisi, il est précisé que "le défi auquel nous sommes confrontés aujourd'hui est que nous ne pouvons plus nous permettre qu'un médecin généraliste soit seul responsable de la prise en charge totale de tous les patients". Quelle méconnaissance de ce que fut notre pratique quotidienne durant tant d'années! La pratique de la médecine générale en solo ou en équipe de petite taille n'est pas celle de solitaires isolés, arc-boutés sur un besoin pathologique de tout contrôler, mais a bénéficié en permanence d'une toile de collaborations multiples, s'adaptant avec souplesse au quartier et au patient, respectant sa liberté intrinsèque de garder les équipes d'infirmiers, de kinésistes, d'aides-seniors, de psychologues, d'ergothérapeutes qui ont sa confiance et auxquelles il est habitué parfois de longue date. La collaboration avec les services sociaux, mutuellistes, municipaux ou des hôpitaux, les services de transport, les équipes de santé mentale, l'appel au service d'hygiène, fait partie intégrante de nos journées, activité totalement bénévole par ailleurs, modeste et considérée comme allant de soi. Méconnaître ce rôle ancestral et informel d'animation sur le terrain d'équipes multiformes, assurant une prise en charge globale du patient, est insultant pour le métier que nous pratiquons avec abnégation depuis de longues années, et qui ne nous a pas enrichis. Tout cela était donc négligeable, car invisible, et on sait tous que ce qui est invisible aujourd'hui n'existe plus. Que l'ours blanc disparaisse quand fond la banquise est-il finalement dramatique? Non sans doute. Mais il est tard Monsieur, il faut que je rentre chez moi.