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Ancien chef de service de l'hôpital Antoine-Béclère à Clamart, en banlieue parisienne, et ancien membre du Comité consultatif d'éthique français, René Frydman a contribué à de nombreuses avancées dans le domaine de la fertilité. Auteur de multiples ouvrages, il pointe dans son dernier livre, tout en saluant les progrès réalisés dans la médecine de la reproduction et l'apparition de techniques innovantes - gestation hors du corps, greffe d'utérus, ovules artificiels, embryons synthétiques - les risques médicaux et sociétaux que ces évolutions peuvent engendrer et la responsabilité qu'elles impliquent pour les médecins. Le journal du Médecin: Vous citez les médecins belges qui, dans 15% des cas, ont émis un refus de demande de recours à un don de sperme en fonction des risques psychologiques et sociaux? Pr René Frydman: Effectivement, nos confrères belges ont commencé bien avant nous à s'occuper des femmes seules, et j'avais été agréablement surpris de voir que ce n'était pas le bouton sur lequel on appuie automatiquement sans réflexion. Je m'inquiète plutôt pour la génération de médecins émergente qui se retrouve face à une médecine du désir. Et qui n'est pas le seul fait de la gynécologique obstétrique: beaucoup de spécialisations peuvent désormais faire face à des demandes, mais qui ne sont pas de l'ordre de problèmes de santé publique. Dans ce cadre-là, l'article sur la situation en Belgique expliquait qu'une enquête était effectuée, que le médecin accompagnait, sans aller forcément dans le sens de la patiente, prenait le temps, pas un temps d'arrêt mais de discussion, sans suivre simplement le désir pour une question de tiroir-caisse ou de manque de force de caractère ; bref, jouait son rôle du médecin. L'exemple dans ma spécialité, c'est la énième demande de prise en charge pour la fécondation in vitro, sur laquelle je pense qu'il faut savoir en tout cas suspendre, voire dire non quand les gens se délitent devant vous. Parfois le médecin pousse à la maternité, écrivez-vous... Ils peuvent pousser à la maternité par conviction, ou pour d'autres raisons, mais surtout ils peuvent accepter des demandes de peur de s'opposer, ne pas avoir le cran de livrer leurs propres analyses médicales. Oui, car selon vous, si tout est réalisable tout ne doit pas forcément être proposé. Il y aurait donc une ligne rouge à ne pas franchir? Lorsque ce n'est pas faisable, sur le plan éthique, on n'a pas à se poser de questions. Dans le cas contraire, ce ne sont plus des interrogations techniques qui se posent, mais morales. Je prends souvent l'exemple du clonage. Avec la naissance de Dolly, le clonage humain devient plausible. Pourtant, on y renoncera car c'est une sorte d'autoreproduction sans autre, sans altérité, qui n'est pas souhaitable sur un plan moral. Elle ne laisse pas la liberté au nouvel individu entre plusieurs modèles "père- mère", y compris dans le cas d'un couple non hétérosexuel. Notre personnalité s'est formée entre deux piliers de référence. Si vous n'en avez qu'un seul, vous êtes la production d'un désir qui va aboutir à un façonnage de l'enfant. Beaucoup de choses vont devenir possibles... Raison pour laquelle dans le livre, j'essaie de regarder devant et de voir ce qui pourrait survenir... Je me réfère à la réflexion du Pr Jean Bernard, premier président du Comité national d'éthique créé en 1983 en France. Bernard disait: "Tout sera fait, tout sera tenté. Nous ne pouvons nous opposer le besoin de connaissance, mais par des règles sociétales ou éthiques, nous pouvons limiter son application, voire décider de son interdiction ou revenir en arrière si l'évaluation n'est pas correcte." Le déterminisme semble de plus en plus prégnant dans notre société numérique, lequel laisse de moins en moins de place au hasard... On le voudrait en effet et c'est souhaitable évidemment s'agissant des maladies: mais certains voudraient agir sur les traits de caractère et donc avoir une sorte de mainmise sur la personne. Cependant, le nombre de facteurs est tel dans la procréation que nous ne sommes pas prêts de maîtriser tout cela. On peut échafauder des hypothèses, avoir un faisceau de présomptions, mais sans avoir de certitude. La médecine a, selon vous, tendance à devenir un marché de services et un business... Des intérêts sont également en jeu. Quand, en France, on compte 50.000 enfants de moins, cela fait beaucoup moins de couches vendues. En même temps, il est vrai qu'une société qui n'a pas de renouvellement de générations se traduit pour ses membres par la difficulté d'avoir une bonne retraite ou de vieillir correctement. Il faut trouver des incitations pour que les personnes ne soient pas dans un devoir "à la Corée du Nord", mais dans le plaisir. On ne peut pas nier non plus que pour beaucoup de personnes, et c'est heureux, le fait d'accoucher, de donner naissance ou d'élever un ou des enfants reste un bonheur énorme. On peut d'ailleurs comprendre les desiderata un peu farfelus, j'en ai vécu en tant qu'obstétricien. Avoir un enfant est un événement unique dans la vie. Et pour les soignants, cela reste un métier joyeux, même s'il est difficile. Reste le danger de la mise en concurrence des médecins. Je ne peux légalement procéder à une GPA en France, donc je me rends en Ukraine où cela est autorisé... Je suis contre le principe de la mère porteuse. Mais je ne vais pas empêcher des gens de voyager, de se rendre en Californie et d'y dépenser 100.000 euros s'ils en ont envie. Mais je souhaiterais cependant les mettre en face des responsabilités qu'ils ont vis-à-vis de la personne qu'ils utilisent à leurs propres fins. Il n'y a pas de GPA éthique, les mères porteuses étant automatiquement soumises à un contrat lesté de clauses lourdes: si l'enfant a une malformation, si la mère ne veut pas rendre l'enfant et veut le garder... Tout cela est contractualisé et sujet à des pénalités financières en cas de manquement. Et ce qui explique d'ailleurs que donc ceux qui rêvent d'une GPA éthique sont des doux rêveurs. On peut être sensible à la détresse du couple qui n'a pas d'enfants et qui serait susceptible de bénéficier de cette technique, mais lorsqu'on songe un tant soit peu à la femme ou la jeune fille qui sont, ici ou là dans les pays du tiers-monde, utilisées comme des ventres porteurs, c'est à mon sens condamnable, puisque ne respectant pas la dignité humaine. Vous évoquez l'Ukraine à ce sujet, et le problème qu'y a posé la guerre puisqu'il y a beaucoup de mères porteuses dans ce pays qui se sont retrouvées depuis le début du conflit avec les enfants qui n'ont pas pu partir vers, entre guillemets, leurs destinataires... Absolument. Et actuellement, un mouvement se fait jour en Ukraine contre l'utilisation des Ukrainiennes comme mères porteuses. Vous mentionnez par ailleurs que les féministes sont beaucoup moins virulentes sur la GPA... Oui, c'est un peu comme dire que dans le cas de la prostitution, les femmes font ce qu'elles veulent de leur corps - ce qui peut être vrai. Mais c'est oublier que dans 99% des cas, il s'agit d'une exploitation par une mafia, mafia qui existe dans le cadre de la GPA. La mère porteuse sera toujours prisonnière de son engagement, de son contrat. Et c'est condamnable, à mes yeux. Vous parlez de risque d'assèchement de la société et effectivement d'aseptisation dans une société qui semble se diriger vers un contrôle total du corps... Certes, mais heureusement, il subsiste encore ce que j'appelle des mystères, des phénomènes que nous ne comprenons pas totalement et qui sont surtout liés au fait que nous ne sommes pas que de simples juxtapositions d'organes. Dans le cadre de la PMA, vous insistez sur le fait que cela suppose l'implication de la patiente, qu'un accompagnement psychologique est nécessaire... Oui. Trop souvent, les patientes dans ce parcours du combattant se plaignent à juste titre d'être des numéros ou d'être des fonctions ovariennes. Alors que l'on est face une personnalité qui a souffert, a peut-être connu des avortements, des drames passionnels ou autres... C'est très compliqué. N'y aurait-il pas un danger chez les médecins d'une hubris face au progrès de la reproduction génétique? Il est certain que la génétique est un univers fascinant que l'on commence désormais à mieux appréhender. On peut réparer certaines anomalies génétiques, ce qui donne de l'espoir et en même temps provoque une sorte d'hubris chez certains. Ce sont typiquement ces étapes-là qui sont passionnantes en médecine: à la fois faire et évaluer. Mais c'est l'évaluation qui est le point clé. Il s'agit d'innover encore..., d'évaluer toujours!