Issu d'une fratrie de six tous tombés dans la marmite de la santé à l'exception du cadet ingénieur - "Il a mal tourné", glisse-t-il, sourire en coin -, Bob Gérard, de parents verviétois émigrés en Campine à l'époque glorieuse de Vieille-Montagne, grandit chez les Jésuites de Mol. Las de la langue de Vondel, il file à Namur pour faire médecine, cursus qu'il poursuit à Louvain en plein "Walen buiten". Son frère le suit de peu. "Pierre était généraliste aussi. Il travaillait à la Maison médicale d'Aywaille (Liège, NdlR)", entame Bob Gérard. "À la mi-mars 2020, il a examiné une patiente qui rentrait de Bergame et qui présentait un fort état grippal. On ne savait alors rien du covid..." Contaminé, le médecin se retrouve cloué au lit pendant trois semaines. Il développe une myocardite, qui finit par l'emporter deux ans plus tard. "Pierre est décédé alors que je terminais mon livre. Il était censé le relire..."

50 cas cliniques bien réels

"Passage de témoin", fort de 400 pages, est né du confinement. "J'ai pris des notes toute ma vie, sur des cas cliniques que je trouvais intéressants, qui parfois m'étonnaient (ainsi, par exemple, la crainte du risque de rechute éthylique avec l'oestrogel chez une patiente, NdlR). Des notes sur papier avant 1990, puis j'ai tout transposé sur mon PC. Lors du covid, je me suis demandé ce que j'allais faire de tout ça!"

La plume, qu'il a facile pour avoir longtemps écrit pour "La revue de médecine générale", le démange. Autant que l'idée de transmettre ce qu'il a appris et lui-même reçu de ses pairs. "Nous avons tous une certaine expérience, qui disparaît avec notre mort. Pourquoi ne pas en faire profiter la nouvelle génération?"

Quelque 130 pages sont ainsi dédiées à des "cas cliniques instructifs", collectés entre 1975 et 2015. Autant de tranches de vie anonymisées, qui témoignent de la complexité de la médecine générale, de l'injustice ressentie quand un patient s'en va, mais aussi de la complicité avec certains patients que l'on suit "de la préconception à la tombe". "J'ai bien sûr changé les époques et prénoms, mais certains patients se sont reconnus et m'ont dit être fiers de figurer dans le livre", se réjouit Bob Gérard. "Pourquoi ne soumettrions-nous pas certains cas cliniques dans le cadre des départements de médecine générale pour voir comment les jeunes réagissent? Les beaux cas cliniques comme on les voit dans les livres, avec tous leurs symptômes, c'est l'idéal, mais dans la pratique, on n'en rencontre jamais, il faut composer...", souligne l'ancien maître de stage, qui a formé des dizaines de carabins depuis son cabinet médical de Vedrin.

De tout, un peu, et de l'audace

Savoir de tout, un peu, mais surtout le plus pertinent. Choisir ses sources. "Notre mémoire est limitée, certains médecins ont tendance à la surestimer", pointe Bob Gérard avec sagesse. Pionnier du dossier médical informatisé, il s'était, bien avant Wikipédia, créé une base de données médicales qu'il n'hésitait pas à consulter, même devant les patients. Aujourd'hui, l'informatique assure le prolongement de nos neurones, et c'est tant mieux pour les jeunes face aux progrès fulgurants de la médecine ; autant d'avancées que Bob Gérard passe en revue (de la biologie clinique à l'oncologie), lui qui a connu "le règne de la débrouille", "l'audace des années 1980" et la "gestion des urgences au cabinet" avant l'instauration du 100. "Nous n'avions pas peur, nous prenions de l'assurance à force de voir les mêmes cas. Aujourd'hui, certains médecins ont tendance à demander systématiquement des examens complémentaires, ils ouvrent le parapluie de peur de rater quelque chose... Bien sûr, on ne peut pas louper une péritonite ou un infarctus, mais s'il n'y a pas de signes évocateurs, il faut le notifier à l'instant T et bien dire au patient que notre porte reste ouverte et qu'il rappelle si ça empire." Une belle économie pour la Sécu, aussi.

Le Dr Gérard, qui ne se lasse pas de souligner "la diversité du métier", évoque aussi "la solitude, parfois, face au diagnostic". Un isolement en passe de disparaître avec les pratiques de groupe qui permettent d'échanger entre collègues: "À la Maison médicale du Parc où j'ai passé mes dernières années, nous faisions des réunions tous les mardis pour soumettre les cas complexes à la collégialité. Moi, j'avais appris à vivre avec le doute. Je n'allais jamais dormir quand je doutais... Il m'est arrivé, au début de ma carrière, de retourner voir un patient pour le réexaminer et en avoir le coeur net", rigole-t-il. L'omnipraticien rappelle aussi, au passage, comment on est passé de la concurrence féroce entre médecins au temps de la pléthore à la confraternité.

Le temps, "ce diabète" du MG

"Aujourd'hui, les coiffeurs travaillent plus que certains médecins... Le temps est le diabète du généraliste: c'est une maladie qui vous colle à la peau, une compagne imposée dont il vaut mieux se faire une copine sinon c'est invivable. Le temps, c'est pareil: le généraliste en manque, il faut le gérer. J'ai toujours manqué de temps pour mon épouse et mes cinq enfants, je trouvais que je devais en consacrer la majorité à mes patients..." Que faire de ce "don de soi" quand sonne l'heure de la retraite? "Je fais des prises de sang à la Clinique Saint-Luc de Bouge tous les matins. Je discute avec les patients, et c'est pratique d'avoir un médecin quand il faut injecter certaines substances ou en cas de malaise!"

"Bob" n'a donc pas totalement coupé le cordon, même s'il a préféré ne garder aucun patient "pour ne pas faire de la mauvaise médecine, et puis comment les aurais-je choisi? Sur base de quels critères?" Impliqué dans le comité d'animation de Suarlée où il vit désormais en habitat intergénérationnel avec sa fille médecin urgentiste à Saint-Luc Bouge, ce papa de cinq enfants s'est affilié aux "Grands-parents pour le climat", marche et fait davantage de vélo. "Pour rester bien pour mon épouse", dit-il en riant.

Et de conclure par ce précieux conseil aux jeunes médecins: "Mieux vaut ne répondre qu'aux questions des patients. J'ai suivi des patients, toute ma vie et la leur, qui n'ont jamais demandé ce qu'ils avaient, même en cas de cancer. Le patient a le droit de ne pas vouloir savoir - je l'ai appris en stage, avec un pneumologue qui avait dit à un monsieur, en entrant dans une chambre : "Vous avez un cancer bronchique inopérable" et le monsieur lui avait rétorqué qu'il n'avait pas demandé ce qu'il avait. S'en était suivie une dispute... Ça a été une leçon pour moi. Ce jour-là, j'ai décidé de ne jamais mentir aux patients pour ne pas perdre leur confiance, mais de ne pas répondre non plus à des questions qu'on ne me pose pas. Ne pas dire des vérités qu'on n'a pas envie d'entendre, ça se respecte. Comme le fait de décider de se soigner ou non. Et le fait d'accompagner son patient jusqu'au bout, même quand il n'y a plus rien à faire."

Docteur Bob Gérard. Passage de témoin, la médecine générale de 1970 à nos jours. Un Coquelicot en hiver. Disponible chez l'éditeur et dans toutes les librairies.

Issu d'une fratrie de six tous tombés dans la marmite de la santé à l'exception du cadet ingénieur - "Il a mal tourné", glisse-t-il, sourire en coin -, Bob Gérard, de parents verviétois émigrés en Campine à l'époque glorieuse de Vieille-Montagne, grandit chez les Jésuites de Mol. Las de la langue de Vondel, il file à Namur pour faire médecine, cursus qu'il poursuit à Louvain en plein "Walen buiten". Son frère le suit de peu. "Pierre était généraliste aussi. Il travaillait à la Maison médicale d'Aywaille (Liège, NdlR)", entame Bob Gérard. "À la mi-mars 2020, il a examiné une patiente qui rentrait de Bergame et qui présentait un fort état grippal. On ne savait alors rien du covid..." Contaminé, le médecin se retrouve cloué au lit pendant trois semaines. Il développe une myocardite, qui finit par l'emporter deux ans plus tard. "Pierre est décédé alors que je terminais mon livre. Il était censé le relire...""Passage de témoin", fort de 400 pages, est né du confinement. "J'ai pris des notes toute ma vie, sur des cas cliniques que je trouvais intéressants, qui parfois m'étonnaient (ainsi, par exemple, la crainte du risque de rechute éthylique avec l'oestrogel chez une patiente, NdlR). Des notes sur papier avant 1990, puis j'ai tout transposé sur mon PC. Lors du covid, je me suis demandé ce que j'allais faire de tout ça!" La plume, qu'il a facile pour avoir longtemps écrit pour "La revue de médecine générale", le démange. Autant que l'idée de transmettre ce qu'il a appris et lui-même reçu de ses pairs. "Nous avons tous une certaine expérience, qui disparaît avec notre mort. Pourquoi ne pas en faire profiter la nouvelle génération?"Quelque 130 pages sont ainsi dédiées à des "cas cliniques instructifs", collectés entre 1975 et 2015. Autant de tranches de vie anonymisées, qui témoignent de la complexité de la médecine générale, de l'injustice ressentie quand un patient s'en va, mais aussi de la complicité avec certains patients que l'on suit "de la préconception à la tombe". "J'ai bien sûr changé les époques et prénoms, mais certains patients se sont reconnus et m'ont dit être fiers de figurer dans le livre", se réjouit Bob Gérard. "Pourquoi ne soumettrions-nous pas certains cas cliniques dans le cadre des départements de médecine générale pour voir comment les jeunes réagissent? Les beaux cas cliniques comme on les voit dans les livres, avec tous leurs symptômes, c'est l'idéal, mais dans la pratique, on n'en rencontre jamais, il faut composer...", souligne l'ancien maître de stage, qui a formé des dizaines de carabins depuis son cabinet médical de Vedrin. Savoir de tout, un peu, mais surtout le plus pertinent. Choisir ses sources. "Notre mémoire est limitée, certains médecins ont tendance à la surestimer", pointe Bob Gérard avec sagesse. Pionnier du dossier médical informatisé, il s'était, bien avant Wikipédia, créé une base de données médicales qu'il n'hésitait pas à consulter, même devant les patients. Aujourd'hui, l'informatique assure le prolongement de nos neurones, et c'est tant mieux pour les jeunes face aux progrès fulgurants de la médecine ; autant d'avancées que Bob Gérard passe en revue (de la biologie clinique à l'oncologie), lui qui a connu "le règne de la débrouille", "l'audace des années 1980" et la "gestion des urgences au cabinet" avant l'instauration du 100. "Nous n'avions pas peur, nous prenions de l'assurance à force de voir les mêmes cas. Aujourd'hui, certains médecins ont tendance à demander systématiquement des examens complémentaires, ils ouvrent le parapluie de peur de rater quelque chose... Bien sûr, on ne peut pas louper une péritonite ou un infarctus, mais s'il n'y a pas de signes évocateurs, il faut le notifier à l'instant T et bien dire au patient que notre porte reste ouverte et qu'il rappelle si ça empire." Une belle économie pour la Sécu, aussi. Le Dr Gérard, qui ne se lasse pas de souligner "la diversité du métier", évoque aussi "la solitude, parfois, face au diagnostic". Un isolement en passe de disparaître avec les pratiques de groupe qui permettent d'échanger entre collègues: "À la Maison médicale du Parc où j'ai passé mes dernières années, nous faisions des réunions tous les mardis pour soumettre les cas complexes à la collégialité. Moi, j'avais appris à vivre avec le doute. Je n'allais jamais dormir quand je doutais... Il m'est arrivé, au début de ma carrière, de retourner voir un patient pour le réexaminer et en avoir le coeur net", rigole-t-il. L'omnipraticien rappelle aussi, au passage, comment on est passé de la concurrence féroce entre médecins au temps de la pléthore à la confraternité. "Aujourd'hui, les coiffeurs travaillent plus que certains médecins... Le temps est le diabète du généraliste: c'est une maladie qui vous colle à la peau, une compagne imposée dont il vaut mieux se faire une copine sinon c'est invivable. Le temps, c'est pareil: le généraliste en manque, il faut le gérer. J'ai toujours manqué de temps pour mon épouse et mes cinq enfants, je trouvais que je devais en consacrer la majorité à mes patients..." Que faire de ce "don de soi" quand sonne l'heure de la retraite? "Je fais des prises de sang à la Clinique Saint-Luc de Bouge tous les matins. Je discute avec les patients, et c'est pratique d'avoir un médecin quand il faut injecter certaines substances ou en cas de malaise!""Bob" n'a donc pas totalement coupé le cordon, même s'il a préféré ne garder aucun patient "pour ne pas faire de la mauvaise médecine, et puis comment les aurais-je choisi? Sur base de quels critères?" Impliqué dans le comité d'animation de Suarlée où il vit désormais en habitat intergénérationnel avec sa fille médecin urgentiste à Saint-Luc Bouge, ce papa de cinq enfants s'est affilié aux "Grands-parents pour le climat", marche et fait davantage de vélo. "Pour rester bien pour mon épouse", dit-il en riant.Et de conclure par ce précieux conseil aux jeunes médecins: "Mieux vaut ne répondre qu'aux questions des patients. J'ai suivi des patients, toute ma vie et la leur, qui n'ont jamais demandé ce qu'ils avaient, même en cas de cancer. Le patient a le droit de ne pas vouloir savoir - je l'ai appris en stage, avec un pneumologue qui avait dit à un monsieur, en entrant dans une chambre : "Vous avez un cancer bronchique inopérable" et le monsieur lui avait rétorqué qu'il n'avait pas demandé ce qu'il avait. S'en était suivie une dispute... Ça a été une leçon pour moi. Ce jour-là, j'ai décidé de ne jamais mentir aux patients pour ne pas perdre leur confiance, mais de ne pas répondre non plus à des questions qu'on ne me pose pas. Ne pas dire des vérités qu'on n'a pas envie d'entendre, ça se respecte. Comme le fait de décider de se soigner ou non. Et le fait d'accompagner son patient jusqu'au bout, même quand il n'y a plus rien à faire."