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Ouvert fin de l'an passé dans un superbe bâtiment, oeuvre du studio d'architecture ibérique Herreros, le musée Munch est une impressionnante tour d'un translucide réformé dominant la baie et le fjord d'Oslo, écrasant de sa hauteur l'édifice autant angulaire que lui n'est "cubiste" de l'opéra. Le "Munch" se penche en ces derniers étages au nombre de 13 (plus de 25.000 mètres carrés, 11 espaces d'expositions) évoquant la première version du Cri, exécuté au pastel par l'artiste, image dans lequel le personnage hurlant a la tête - comme le bâtiment, légèrement... penchée. Bien sûr, les deux autres versions, une des lithographies datant de 1895 et la peinture "a tempera" de 1910, constitue le centre de l'exposition permanente située au 4e étage, qui déploie au travers de plus de 200 oeuvres douze thèmes qui traversent le travail d'Edvard Munch et qui démontrent à chaque fois une évolution, un changement ou une permanence. La thématique de l'autoportrait, par exemple, pris comme symbole (celui sous le masque d'une femme en 1893 évoque Ensor bien entendu), réfère à la solitude, la mort ou le désir, thèmes récurrents chez Munch. Quelle différence entre celui de jeunesse, classique, académique, la lithographie spectrale inquiétante en noir et blanc de 1885 et l'autoportrait de la fin de vie, d'une irradiante couleur menaçante, près de la fenêtre (1940), arborant une moue d'amertume qui évoque un Bonnard contrit, chez un artiste que l'on découvre s'amusant à faire des "selfies" photographiques de profil de lui-même en 1930. La partie consacrée aux nus exhibe notamment une "puberté" de bord de lit, spectrale, inquiétante, entre symbolisme (1894) et déjà expressionnisme organique, la jeune fille nubile effrayée laissant échapper de son corps une ombre qui la fuit, s'en échappe, comme une fumerolle ou un mauvais génie. Une toile confrontée à celle d'un jeune homme sur la plage, resplendissant de plénitude physique. Souvent les femmes, soit paraissent soumises, fragiles, la tête baissée notamment dans Nu près du fauteuil en osier de 1919 (la partie "variation" plus loin est constituée d'une rangée de peintures, dessins et sculptures montrant un nu dans la même position), également mis en regard d'un mâle nu vibrant de 1913, la tête tournée vers le ciel, comme s'il lui appartenait, dans des couleurs vives, alors que son pendant et "négatif" féminin est décrit dans des teintes sombres. Autre sujet récurent dans l'oeuvre d'Edvard Munch, la solitude présentée dans cet accrochage fluide et aérien, dans la gravure sur bois de 1896, très Ensor et les masques intitulée angoisse. Quant à Désespoir de 1895, même si le peintre norvégien l'exécute deux ans plus tard, cette toile semble tirer de la même scène que Le Cri, comme si ce dernier avait à sa suite plongé le personnage dans un abîme de désespoir. La figure de Red Virginia Creeper, située à l'avant-plan de ce paysage urbain, semble envahie par le même effroi que le personnage hurlant, gagnée par la terreur de la solitude. Datée de 1900, la toile fait montre d'un expressionnisme pionnier nimbé de teintes... nabis. La folie gagne aussi les toiles de Munch, notamment dans cette lithographie intitulée The Insane en 1908, et qui montre une femme qui semble muettement parler à son ombre sur le mur. Une folie dont la cause peut être la mélancolie, titre d'une autre section et d'une oeuvre: un homme tête basse sur la plage, de profil, avec au loin un couple sur un ponton. Même les couleurs, délavées, réfèrent à un passé déteint. La courbe verte de la côte se veut comme une ligne de temps, lequel s'enfuit au bout du tableau. Munch exécute des portraits d'autres, des hommes aux noms inconnus, parfois en pied, portraits qui paraissent moins personnels, ressemblent à des commandes. Par contre, dans celui d'Henrik Ibsen au grand café d'Oslo, pris dans les volutes de tabac, le vieux dramaturge ne semble déjà plus qu'être le fantôme de lui-même. Plus réaliste, mais tout aussi habité, comme se veut la peinture de Munch, le portrait de Nietzsche devant un paysage, de profil, contemplant, méditatif, le monde pour tenter de le déchiffrer. Outre des thématiques, la peinture de Munch raconte aussi le fait même de peindre: Séparation et Mort et vie paraissent abîmés et inachevés, tant ils ont été triturés et retravaillés. Deux femmes sur la plage, à plus de trente ans d'intervalle, expriment la même vision: gravure sur bois pour la première, symboliste, hantée comme souvent dans le cas de la seconde, montrant une femme plus âgée en noir, assise à côté d'une autre débout, jeune et en blanc: la mort et la vie? La version de 1930 peinte aux teintes "nabi" se révèle toujours aussi inquiétante malgré les contrastes, d'une tristesse colorée. Les paysages paraissent également habités, qu'il s'agisse de ce Ciel étoilé de 1922 qui rappelle inévitablement La Nuit étoilée de Van Gogh ou le Mystical Shore de la fin du 19e, résolument symboliste. Quant à L'Ormeraie au printemps (1923), l'arbre que la toile décrit semble habité, monstrueux... et vivant. Et toujours cette tristesse accrochée à la toile. Dans Nouvelle neige (1901), les sapins dégoulinant de blanc semblent pleurer cette virginité immaculée qui les habille soudain. Même dans le mouvement, Le Cheval au galop, magnifique dans son élan, la tragédie sourd sous le fouet du conducteur, et l'on pense à la scène épiphanique de Crime et châtiment, et donc à la mort à venir de l'équidé. Il y a de la violence dans ce mouvement, comme il y a de la rudesse dans la description d'ouvriers sortant de l'usine. Des travailleurs que Munch dépeint également dans la section "genre", les sculpte dans la veine d'un Carpeaux, organique, simple d'une beauté brutale comme ses peintures. La sirène, femme fatale dans un océan nabi, reste spectrale irradiante, une Ophélie empoisonnante. D'ailleurs la mort de Marat, montre le corps ensanglanté du tribun à gauche de la toile sur son lit, et debout, à droite, Charlotte Corday baignant dans une lumière surnaturelle, nue aux cheveux de sorcière. Éternel amoureux déçu, Munch est un Jacques Brel de la peinture - il n'y pas d'amour heureux -, un misogyne épris et pris: Nuit d'été, la voix (1896) montre une femme aux yeux exorbités, fantasmatique, sortie tout droit de L'Exorciste, Les Femmes sur le pont (1904) forment une sorte de sabbat de sorcières en crinolines, de mégères aux visages grotesques, touillant dans leur chaudron de ragots. L'amour chez Munch est aussi fantomatique: les amoureux ont de grands yeux, des visages pâles comme la mort, victimes de la maladie d'amour. La danse de la vie, est un grand tableau montrant les vicissitudes sentimentales au travers de divers personnages: la jalousie le disputant (comme dans des peintures placées à côté) à la solitude surtout masculine. Cendres montre d'ailleurs une femme superpuissante face à un homme falot, tandis que Vampire décrit une figure féminine qui semble consoler un homme dont elle couvre la nuque à moins qu'elle ne lui boive son sang, ou plutôt sa vitalité. La mort enfin, est célébrée par le tableau L'enfant malade qui révéla le jeune Munch en 1885, un tableau réaliste d'une illumination maladive dans le chef de la jeune mourante qui console sa mère éplorée: tableau brutal, spontané, rageur, strié de lignes blanches comme des coups de griffes révoltés devant cette vision de la fin prématurée d'un être cher qui est sans doute sa soeur aînée, morte à 15 ans. Dans La Mort et l'enfant, des personnages entourent un lit où repose le corps inerte d'une mère: à l'avant, une petite fille fixe comme dans Le Cri le regardeur dans une même expression, un même hurlement muet...