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Il y a quelques années, la firme biopharmaceutique UCB parvint à établir que le site de fixation d'un de ses médicaments phare, l'antiépileptique lévétiracétam, se trouve sur des vésicules synaptiques. Dans la foulée, le Centre de Recherches du Cyclotron (CRC) de l'Université de Liège fut sollicité pour développer un biomarqueur radiopharmaceutique permettant de déterminer avec exactitude, au moyen de la tomographie par émission de positons (PET scan), le pourcentage de récepteurs cérébraux occupés pour une dose donnée du médicament.En toute logique, la première idée des chercheurs liégeois fut de marquer le lévétiracétam lui-même. Pour différentes raisons d'ordre radiochimique, cette solution fut abandonnée. S'engagea alors un travail de recherche qui, se fondant sur la librairie de molécules de la société UCB, permit d'obtenir un nouveau composé structurellement très voisin du lévétiracétam. Baptisé UCB-H, il put être marqué par un atome radioactif de fluor 18, c'est-à-dire un émetteur de positons. " Dans un deuxième temps, nous nous sommes dit que ce radiopharmaceutique qui permettait de mesurer le taux de fixation de l'antiépileptique pouvait également être utilisé comme biomarqueur de la densité synaptique dans la maladie d'Alzheimer ", indique le professeur Éric Salmon, directeur médical du Giga-CRC de l'ULiège et directeur du Centre de Jour interdisciplinaire pour les Troubles de la Mémoire, au CHU de Liège.Ainsi qu'il le rappelle, la maladie d'Alzheimer commence certainement 15 ans avant que son diagnostic clinique soit posé. Diverses théories ont avancé qu'elle était une pathologie de déconnexion des aires cérébrales associatives et, partant, une pathologie synaptique. La notion de déconnexion suppose qu'en raison des lésions provoquées par la maladie, une région cérébrale fonctionnant en réseau avec une ou plusieurs autres entretienne avec elle(s) des relations aberrantes à la suite d'un transfert d'informations déficient.Comme on le sait, la maladie d'Alzheimer se traduit, sur le plan histologique, par la présence, dans le cerveau, de deux types de lésions. Les premières sont les plaques amyloïdes (ou plaques séniles), qui résultent de l'accumulation délétère du peptide bêta-amyloïde (sous sa forme comportant 42 acides aminés) dans les espaces extracellulaires, c'est-à-dire entre les neurones. Ce peptide est issu d'une protéine transmembranaire appelée APP (amyloid precursor protein) comportant de 695 à 770 acides aminés. Second type de lésions : les dégénérescences neurofibrillaires, lesquelles revêtent l'aspect d'enchevêtrements de filaments dans les neurones. Ces " longs fils " sont constitués d'une protéine, la protéine tau, dont la fonction normale est de se lier à une autre protéine, la tubuline, composant majeur des microtubules qui structurent les prolongements axonaux des neurones. Chez les patients Alzheimer, la protéine tau ne se livre pas au jeu de la parcimonie. Non, elle foisonne. Pourquoi ? Au départ, parce qu'elle est anormalement phosphorylée. Or, plus elle porte de groupes phosphates, moins elle se lie à la tubuline. Aussi ne remplit-elle plus son rôle et s'accumule-t-elle dans les neurones. Elle forme ainsi des amas, cependant que les microtubules s'effondrent, perdent leurs fonctionnalités et entraînent par là même la dégénérescence des neurones au sein desquels ils devaient permettre le transport d'éléments nutritifs et autres.Grâce à une ponction lombaire ou à un PET scan amyloïde, il est possible de détecter des protéines amyloïdes anormales. Toutefois, il est avéré que le cerveau de personnes âgées exemptes de pathologie neurodégénérative peut être le siège de nombreuses plaques amyloïdes. " Pour qu'un diagnostic de maladie d'Alzheimer puisse être posé, il faut à la fois une protéinopathie et une dégénérescence", souligne Éric Salmon. " Or, quel est le premier stade de cette dernière ? La synaptopathie. "Avec l'UCB-H marqué au fluor 18 ([18F]UCB-H), les chercheurs disposent d'un biomarqueur qui se distingue des marqueurs de neurotransmetteurs renvoyant à des synapses spécifiques - à sérotonine, à dopamine, etc. Ici, le biomarqueur permet théoriquement de mesurer la densité synaptique, tous types de synapses confondus, car le marquage ne porte plus sur un neurotransmetteur, mais sur les vésicules synaptiques. " D'où l'intérêt de la méthode dans le cadre d'une maladie neurodégénérative ", commente le Pr. Salmon.Moins de fixation du radiotraceur signifie donc une perte de vésicules synaptiques. Ce que les neuroscientifiques de l'ULiège interprètent comme une perte de synapses. Mais cette correspondance est-elle totalement fondée ? La question est légitime et les chercheurs du Giga-CRC ne l'éludent pas. Quelques mois avant la publication des travaux liégeois, une équipe de l'Université de Yale avait mené des études similaires au moyen d'un traceur nommé UCB-J, marqué au carbone 11, dont la demi-vie est de 20 minutes, alors que celle du fluor 18 est d'environ deux heures. Lors de recherches sur le singe, les neuroscientifiques américains montrèrent l'existence d'une correspondance entre les données émanant de la tomographie par émission de positons, relatives au nombre de vésicules synaptiques, et le nombre de synapses observées sur des coupes de cerveaux. " C'est un argument fort en faveur de notre interprétation ", estime Éric Salmon.Pour l'heure, les Universités de Yale (2018) et de Liège (2019) sont les seules à avoir publié une étude in vivo, par TEP, de la densité synaptique cérébrale dans la maladie d'Alzheimer. Dans un premier temps, les chercheurs de l'ULiège se sont penchés sur une question d'ordre méthodologique 1. Généralement, lors des acquisitions de données avec le PET scan, un cathéter est placé au niveau de l'artère humérale, située pratiquement à la même distance du coeur que la carotide, afin de mesurer, via des prélèvements sanguins répétés à différents intervalles temporels, la radioactivité qui franchit la barrière hémato-encéphalique et aboutit au niveau cérébral. " Nous avons montré qu'il était possible d'obtenir la même information, c'est-à-dire de connaître la fraction de la radioactivité injectée qui est réellement captée par le cerveau, en réalisant des images de la carotide par PET-scan. Plus précisément, nous avons pu recueillir des images qui rendent compte à la fois de l'activité de la carotide et de celle du cerveau. Nous avons mis en évidence que l'activité de la carotide reflète bien l'activité mesurée dans les prises de sang ", explique Éric Salmon.Dans un deuxième temps, l'équipe liégeoise a constitué deux groupes de volontaires seniors dans le but d'étudier la densité synaptique à un stade relativement précoce de la maladie d'Alzheimer2. Le premier groupe était composé de 25 personnes recrutées à la Clinique de la Mémoire du CHU de Liège. Toutes avaient des dépôts amyloïdes dans le cerveau. Six d'entre elles étaient en proie à des mild cognitive impairments (MCI), troubles cognitifs isolés annonciateurs, dans environ 50% des cas, d'une future maladie d'Alzheimer. Parmi les 19 autres, 15 souffraient de troubles cognitifs légers et 4 de troubles cognitifs modérés. Le second groupe, lui, était constitué de 21 personnes âgées volontaires exemptes de tels problèmes.S'appuyant sur le biomarqueur [18F] UCB-H et la tomographie par émission de positons, les chercheurs constatèrent une moindre fixation du traceur dans la région hippocampique chez les participants du premier groupe. Ils en déduisirent qu'il existait bel et bien une réduction de la densité synaptique au niveau de l'hippocampe chez les sujets présentant des MCI ou une maladie d'Alzheimer à un stade débutant. Chez les premiers, la probabilité de recevoir par la suite un diagnostic de démence serait vraisemblablement corrélée avec la sévérité du phénomène, laquelle serait donc de mauvais pronostic. " On pense aujourd'hui que la démence débute dans le cortex transentorhinal, lequel est situé dans la région temporale interne. Or, les axones des neurones de ce cortex se projettent au niveau de l'hippocampe, là où nous constatons une diminution de la densité synaptique ", souligne le Pr Salmon. La logique est donc respectée.Quelle est la portée de cette découverte ? C'est la question que nous aborderons dans notre prochain numéro.