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Longtemps les émotions furent considérées comme des états temporaires visant à restaurer l'homéostasie après qu'un événement particulier eut rompu le cours habituel des choses. Toutefois, depuis les années 1980, divers travaux ont montré que l'épisode émotionnel ne s'éteint pas au moment du retour à l'équilibre interne, mais se prolonge par un autre processus : le partage social des émotions. Comme le souligne Bernard Rimé, professeur émérite à la faculté de psychologie et des sciences de l'éducation de l'UCLouvain, ce dernier se caractérise par le fait suivant : à partir du moment où un individu a vécu une expérience émotionnelle, il n'a probablement rien de plus pressé que de la rapporter à ses proches. Ce phénomène se produit dans 80 à 95% des cas. Toutes les études le mettent en évidence, raconter un tel épisode à autrui a une capacité toute particulière d'éveiller son attention. En narrant une expérience émotionnelle à une autre personne, vous suscitez son intérêt. Se crée ainsi une dynamique qui aboutit généralement à un état d'empathie réciproque, voire de fusion émotionnelle. Et, en conséquence, les liens sociaux qui préexistaient entre elle et vous s'en trouvent presque systématiquement renforcés. Quand quelqu'un fait le récit d'un épisode heureux, il trouve auprès de son auditeur de tels renforcements qu'il accumule des intérêts sur son capital de bonheur initial. S'agissant d'épisodes émotionnels négatifs, le principal dividende qu'obtient le narrateur est la validation sociale. " Cette reconnaissance de ce qui lui est arrivé constitue un élément primordial pour la victime d'un événement grave car, pour elle, il n'y a rien de pire que l'incrédulité ", précise le professeur Rimé. Telle une balle, le partage social des émotions rebondit, fait l'objet d'un processus secondaire, et même tertiaire. La " mécanique " de la diffusion des informations relatives aux expériences émotionnelles a été bien étudiée. Quelle est-elle ? Quand quelqu'un a vécu un épisode émotionnel d'intensité moyenne, il le rapporte habituellement à quelques proches - quatre ou cinq. En entendant le récit, chacun d'eux éprouve à son tour une émotion empathique qui le motive à faire du partage social. Toutefois, le nombre de personnes auxquelles il relate l'épisode est limité cette fois à trois ou quatre. L'effet de propagation se poursuit encore, dessinant le profil d'un partage tertiaire, à nouveau moins abondant, dont les cibles sont le plus souvent des sujets qui n'ont jamais rencontré la personne d'origine. Au total, une soixantaine d'individus seront touchés, probablement en moins de 24 heures. Le processus finit par s'arrêter parce que, à chaque stade, on observe une déperdition de l'intensité émotionnelle. De fait, un récit captera d'autant moins notre attention que les liens qui nous unissent à la personne directement concernée par l'épisode émotionnel rapporté sont ténus. Un phénomène particulier illustre bien cette réalité. Quand quelqu'un raconte un événement à un proche en insistant pour qu'il " ne dise rien à personne ", non seulement le secret est presque immédiatement éventé, on en a la garantie statistique, mais, de surcroît, le narrateur secondaire permet l'identification de sa source, quand bien même il n'en dévoilerait pas explicitement le nom. Il sait en effet que, sans cette information, l'intérêt de son récit s'édulcore sensiblement. " Aussi, autour de la personne de départ, et à son insu, se tisse tout un réseau social dont elle occupe la position centrale ", explique Bernard Rimé. " Dans la vie en société, chacun est ainsi traité en fonction de ce qui lui est arrivé, alors que, dans bien des cas, il ignore que ceux qui le côtoient sont au courant de ses "secrets". "Le partage des émotions aboutit à un resserrement des liens sociaux. Mais encore faut-il qu'il puisse se réaliser. Comme le souligne le psychologue, il peut effectivement se heurter à deux écueils majeurs. D'une part, lorsque l'expérience vécue comporte des ingrédients de honte ou de culpabilité, le sujet aura une propension à ne pas relater son expérience émotionnelle. Un exemple typique est celui des abus sexuels. Le problème pour la victime est que si le partage émotionnel ne s'effectue pas, la reconnaissance sociale et, partant, le soutien auquel elle aspire sont absents. En d'autres termes, la déstabilisation que la victime a subie ne sera pas épongée grâce à l'aide de son entourage. Le second écueil, lui, peut se présenter dans deux circonstances : quand l'expérience vécue est incompréhensible pour l'autre - il ne voit pas de quoi il est question - ou quand il la perçoit comme une menace. L'exemple des maladies graves est typique. Si la famille proche apporte au malade un soutien pratique, elle n'est pas disposée pour autant à entendre et réentendre l'expression de la souffrance, de l'angoisse, de la peur. Pourquoi ? Parce que ces situations dramatiques renvoient à chacun sa propre image potentielle. Des études ont montré que les personnes atteintes de maladies chroniques graves communiquaient de moins en moins avec leur entourage sur le thème de leur santé, mais, en outre, ne partageaient plus leurs émotions. " Alors que, généralement, le taux de partage est de 80 à 95% pour les épisodes de la vie courante, il tombe à 25% chez ces patients, soulignant la généralisation de leur peur de se livrer ", dit le professeur Rimé. De la même manière, les prisonniers qui revenaient des camps de concentration évoquaient des choses tellement horribles qu'un black-out s'est instauré autour d'eux et qu'ils se sont rendu compte que les événements qu'ils avaient vécus étaient irracontables. Lorsqu'un individu est ainsi contraint de rester confiné dans son univers émotionnel, sans possibilité de partage, sa vie devient insupportable. Il arrive cependant qu'on garde un secret pour préserver ses liens sociaux. Dans son livre Le partage social des émotions, publié en 2005 aux Presses universitaires de France, Bernard Rimé parle d'ailleurs à ce propos de " la fonction fondamentale des secrets ". L'idée est que nous voulons parfois nous protéger à tout prix contre les conséquences d'une révélation que nous considérons, par anticipation, comme délétère pour nos liens sociaux. Nous croyons que si les autres apprennent notre secret, nous serons exclus socialement. Le neurophysiologiste américain Walter Cannon, qui était un grand théoricien des émotions, s'est intéressé au début des années 1940 à la mort dans le culte vaudou. Quand le sorcier maudit quelqu'un en pointant sur lui un os d'animal, cette personne est rejetée socialement par la communauté, y compris par ses intimes. On assiste alors, jour après jour, à sa déperdition morale, puis physique, et enfin à sa mort. Pourquoi ? Se sentant mis à l'écart, il anticipe le sort funeste qui l'attend et vit la douleur de la séparation. Couplés, ces deux éléments ont raison de lui, tant le stress qui le tenaille est intense. " Bannissez un individu d'un groupe ou annoncez-lui qu'il va mourir, le résultat est quasi le même ! ", commente Bernard Rimé. Vu notre propension à partager nos émotions, il n'est pas aisé de murer un secret. Le service de psychologie sociale de l'UCLouvain a effectué des recherches en la matière. Les chercheurs garantissaient aux participants à leur étude de ne pas les interroger sur le contenu de l'information en leur possession, mais seulement sur sa divulgation éventuelle et sur les liens qui les unissaient avec les personnes auxquelles ils s'étaient confiés. Dans la plupart des cas, la réponse obtenue était : " Je n'en ai jamais parlé. " Mais s'ils poussaient leurs investigations plus avant, les psychologues se rendaient compte que la grande majorité de leurs interlocuteurs avaient révélé totalement ou partiellement leur secret à un, voire plusieurs proches. On en revient toujours au même phénomène : garder un secret débouche sur l'isolement social, situation qui n'est pas viable pour l'être humain. Par ailleurs, les participants à ces études ont clairement expliqué que taire un secret réclame un effort mental de tous les instants - il ne faut pas se contredire, se couper. L'information dissimulée n'est donc pas tapie dans un coin, mais est omniprésente, et chaque interaction sociale la ravive. Le plus souvent, l'individu finit par s'épancher auprès d'un intime. Le partage social des émotions a-t-il pour autant un effet cathartique ? C'est ce que nous verrons dans notre prochain numéro.