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Avec Le Paquebot, Pierre Assouline se saisit du drame du paquebot le Georges Philippar, disparu, comme le Titanic, lors de son voyage inaugural en mai 1932, afin de croquer le portrait d'une Europe de l'Entre-deux-guerres à la dérive, au travers d'un concert des nations représenté sur ce mini-continent flottant, cette humanité qui, lentement, se dirige tout droit sur l'iceberg d'un inévitable conflit, tout en rendant un hommage discret au journaliste Albert Londres, décédé lors du naufrage du bateau et né à... Vichy. Vos livres et vos romans s'adossent souvent à l'Histoire. Pourquoi? J'ai deux passions de longue date: l'histoire et la littérature. Je me suis d'abord livré à l'une et l'autre, mais séparément. D'une part, j'ai publié des biographies en faisant oeuvre d'historien, adossé à un travail d'archives. Parallèlement, j'ai écrit des romans comme Double vie ou État limite, ancrés dans le quotidien contemporain. Il y eut un moment où, sans vraiment chercher à le faire, j'ai découvert une manière de combiner mes deux passions et de ne plus les dissocier à partir des romans Lutetia et de Sigmaringen, qui évoquent la Seconde Guerre mondiale et m'ont permis de faire ce que j'appelle, non pas des romans historiques, mais des mises en scène de l'histoire par la littérature. J'allie la rigueur de la recherche - je cite d'ailleurs mes sources en fin d'ouvrage, ce qui n'est pas courant en littérature -, tout en me servant de tous les avantages que procure la fiction, à savoir l'invention des personnages, mais surtout l'écriture et l'art de la mise en scène. À 18 ans, vous aviez découvert Histoire de Vichy - 1940 -1944 de Robert Aron dans la bibliothèque paternelle: un livre qui vous avait très fort marqué. Une sorte d'épiphanie? Oui. Je me souviens très bien de sa couverture jaune. Mais j'en suis revenu de Robert Aron, car, en tant qu'historien, il était très engagé et partisan ; à l'époque, je n'avais pas le même esprit critique. Ce livre m'a beaucoup frappé et m'a poussé à en parler avec mon père, qui n'avait pas du tout la mentalité ancien combattant: il n'avait que 18 ans lorsqu'il s'est engagé. Ce fut un déclic d'une part pour débuter une véritable conversation avec lui pendant quelques années sur la guerre, et, de l'autre, d'aller creuser plus loin de mon côté. Mon autre déclic concerne la littérature de l'entre-deux-guerres qui était le fait, à mon avis, pour les meilleurs, d'écrivains de droite. Les deux choses se sont imbriquées: Drieu La Rochelle par exemple, que j'ai beaucoup aimé comme écrivain, Rebatet, Céline, Brasillac, mais aussi des gens moins marqués comme Giraudoux ou Paul Morand. Des Belges également, comme Robert Poulet. Dans Le Paquebot, Thomas Mann, Proust et Morand sont... dans le même bateau... Je cite certes Morand et il y a des références proustiennes, mais c'est surtout Thomas Mann qui tient la barre. La Montagne magique et son sanatorium présentent des similitudes avec une croisière: le Georges Philippar ressemble à l'établissement de Davos, sauf que c'est un hôtel qui bouge. Cela me paraissait naturel que le chef-d'oeuvre de Mann émerge dans le livre. Les discussions sur l'état de l'Europe évoquée dans ce grand livre inspirent celles qui ont lieu sur le bateau. Le personnage central de Sigmaringen le lisait déjà dans le train en route vers le dernier refuge des collabos et des nazis. Dans votre dernier livre, les pages sur l'amour sont très belles, évoquent André Maurois, auteur de cette entre-deux-guerres littéraire qui vous est chère... Un auteur d'une très grande finesse. La première biographie qui m'a décidé à en écrire à mon tour est celle que Maurois a consacrée à Disraeli. Par ailleurs, sa biographie de Proust est magnifique: À la recherche de Marcel Proust est l'une des premières, si pas la première. Je prends donc votre remarque comme un compliment. Comme vous le confiez à l'époque pour Lutetia, palace qui est une sorte de paquebot art déco et lieu du roman éponyme sur la Deuxième Guerre, ce navire ressemble également à un plateau de cinéma ou à une scène de théâtre... Il y a un lien entre quatre de mes livres, à savoir Lutetia, Sigmaringen, Le Paquebot et Les invités: il s'agit de quatre huis clos: dans un appartement bourgeois, un palace, un château et un paquebot. Ils répondent à la règle des trois unités: de lieu, de temps, et d'action. Ces quatre romans, je les ai en fait visualisés comme des pièces de théâtre, bien que, comme dans le cas de tournage de films, je procède à des repérages. Dans ce dernier roman, je procède même à une mise en abîme, puisque les personnages sur le bateau décident jouer une pièce, ce qui constitue l'acmé de mon procédé. Mais une croisière de luxe sur un paquebot est une comédie où chaque passager joue un personnage. Dans Le Paquebot, Albert Londres tient-il un peu le même rôle qu e la figure de l'historien Marc Bloch dans Lutetia? Tous les deux ont le même courage: l'un dénonce l'esclavagisme du chemin de fer Congo-Océan ; l'autre, juif et résistant, auteur du livre Une Étrange défaite sur la débâcle dès l'été 1940, sera assassiné par les nazis... On retrouve chez Londres ce côté lanceur d'alerte, de Cassandre. Mon narrateur est aussi un Cassandre concernant les deux menaces qu'il voit se dessiner: l'insécurité du paquebot et ses problèmes électriques présents dès l'origine et dont il témoigne ; et d'autre part, la situation de l'Europe qui est en train de basculer... Au niveau de votre style, tentez-vous de vous approcher d'Albert Londres, vous qui êtes à la fois journaliste et romancier? Il y a différentes influences: Albert Londres, que j'ai lu à 20 ans, m'a influencé de manière diffuse comme journaliste. Mais ce sont les écrivains de l'entre-deux-guerres comme Morand, Drieu La Rochelle qui m'ont formé, tout comme Simenon. Sa biographie m'a tué! Trois ans de travail, au cours desquels j'ai lu trois fois toute son oeuvre: 200 livres tout de même.... Mon premier roman, La Cliente, constituait d'ailleurs une sorte d'hommage. L'influence de Simenon est encore présente dans mon écriture, aux côtés de celle de Proust. On ne peut pas faire autrement que d'être influencé, et, personnellement, j'en suis ravi. Car tout écrivain est avant tout... un lecteur.