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Vous pratiquez un "roman- peinture" d'un style plutôt figuratif? J'aime peindre avec les mots et il s'agit d'un roman de peinture: Picasso reste un peintre figuratif, même s'il déforme et se montre audacieux. Nicolas de Staël se révèle pour sa part un artiste plutôt concret qui finira dans la figuration-abstraction. On a beaucoup parlé en art d'un retour à la peinture: vous l'incarneriez en littérature? Que les mots soient suggestifs, qu'il y ait des sensations, des combinaisons de couleurs me plaît: que l'écriture soit expressive. Picturalement, vous êtes dans le détail des mots qui sont souvent précis... Il y a un retour à la peinture, y compris à la figuration, ce qui n'est pas simple à réinventer. Dans mon écriture, j'ai affaire à de grands figuratifs: Falaise des fous, mon roman précédent, tournait autour des figures de Monet et de Courbet, celui-ci de Picasso et de Staël: le premier est un figuratif, en même temps provocateur. Votre style est pour le coup très figuratif et baroque... Moins baroque qu'on ne l'a dit, d'autant que le mot est aujourd'hui galvaudé, voire déprécié. Mon écriture se situe dans la lignée d'écrivains que j'apprécie comme Colette, Giono... Baroque signifie chargé, mobile, pittoresque. Au fond, mes modèles, comme Victor Hugo, sont issus d'une tradition plutôt française que baroque. Étant jeune, sans doute, j'en ai fait un grand usage, mais en vieillissant je me suis décanté et resserré. Il y a des peintres de batailles ; vous êtes celui de la guerre des amours? Un peu. Chez moi, les amours sont toujours torturés. Picasso et de Staël étaient de grands amoureux: l'un maîtrise la chose aux dépens des femmes, alors que de Staël va en mourir... Milos, personnage du roman, va être rattrapé par un amour qu'il a rompu: il y a donc guerre. Chez Picasso, au départ, c'est la sérénade, avant que cela ne se dégrade parce qu'il va voir ailleurs... En amour, il y a souvent une déperdition, des crises, comme chez Racine: le paradis et l'enfer de l'amour. Existe-t-il un érotisme des mots, comme il y en existe une version picturale? La peinture se révèle plus directe et visuelle comme dans le cas de Rubens dont l'érotisme est évident lorsqu'il peint Hélène Fourment, sa seconde et jeune épouse. Par la sonorité, le choix des mots, l'écrivain parvient à restituer les scènes de sexe. C'est une gageure, car l'érotisme en littérature peut être très vite à côté de la plaque, de trop ou ridicule... Il est difficile d'éviter l'érotisme chez Picasso: il possède une oeuvre constamment liée à une femme, nouvelle en général. Et c'est souvent excessif: il exécute par exemple une cinquantaine de tableaux prenant pour sujet Marie-Thérèse Walter. J'ai tenté de restituer Picasso le Minotaure, la boulimie invraisemblable de l'homme- taureau et les dégâts qu'elle a causés sur ses victimes, sur lequel cet artiste exerçait une telle attraction, qu'elle en devenait destructrice. L'homme est le seul animal qui parle pendant l'accouplement... Il parle avant, pendant, après. Existent de rituels, certains sont silencieux: le mot peut être un stimulant, un code secret, un peu comme les lettres d'amour. Il est certain que les animaux n'ont pas besoin du langage. Souvent l'amour humain est enveloppé de langage: les lettres, poèmes, mots. C'est la fonction poétique, érotique du langage. C'est parfois cru ou littéraire. Il y a des amants silencieux ou d'autres plus lyriques. Vos scènes de sexe sont très belles, à l'instar de celles de Houellebecq... Chez lui, c'est sans doute plus cru et provocateur, davantage voluptueux dans mon cas. En tout cas, Houellebecq ose également ce type de scènes, ce qui est rare aujourd'hui. Dans Les yeux de Milos, ces scènes sont suscitées par la peinture. Même de Staël exécute des nus de sa dernière amante, qu'il célèbre. On le croit plus pur, mais il est obsédé par le corps de Jeanne Mathieu, qui ne le rejoint pas à Antibes, où il se suicide. Picasso, c'est l'homme de la grotte plutôt que des cavernes? Les deux: il peint le sexe de la femme en effet, de façon parfois très littérale. C'est en effet l'homme de la grotte et des cavernes, des cavités, le peintre des sexes. J'ai tenté de restituer le fait que sa peinture et ses gravures deviennent extrêmement polarisées sur ce thème à la fin de sa vie. Il se montre parfois d'un primitif pariétal, jouant de surcroît du thème du taureau? Il était fasciné par la tauromachie, mais sa vision du taureau était celle d'une force. Guernica, c'est un taureau à cheval: il a exprimé ce massacre à travers son vocabulaire de corrida. Il a dit qu'il voulait être picador: rien que ça... Picasso, picador des femmes taureaux? Une sorte de "toromacho"? Il avait ce côté macho, andalou, méditerranéen, bien observé par Françoise Gilot, l'une de ses nombreuses compagnes, qui a écrit un livre à son sujet. Ceci dit la tauromachie à l'époque était prisée par toutes sortes de personnalités: le torero Dominguin était entouré de Garbo, d'Ava Gardner...par des femmes qui n'étaient pas heurtées par la tauromachie. Aujourd'hui nous avons une sensibilité à l'animal beaucoup plus grande. Mais à l'époque les femmes qui assistaient aux corridas n'étaient pas machistes. Françoise Gilot, qui est une intellectuelle, assistait aux corridas.