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En 1995, le philosophe américain Ned Block opérait une distinction entre deux aspects de la conscience, la conscience d'accès et la conscience phénoménale, qui allait profondément imprégner la recherche sur la conscience. La conscience d'accès se caractérise par ses effets fonctionnels associés: elle permettrait l'expression des processus exécutifs qui, tels le raisonnement, l'inhibition, la planification, sous-tendent nos actes. Pour sa part, la conscience phénoménale serait focalisée sur nos sensations, notre ressenti, l'"effet que cela nous fait" selon les termes du philosophe Thomas Nagel, de l'Université de New York. Sur la base de la scission proposée par Ned Block, les fonctions de la conscience peuvent être totalement dissociées de ses aspects phénoménaux. Prenant le plus souvent le parti de cette assertion, les recherches sur les corrélats neuronaux de la conscience éludèrent largement un pan de la réalité: les expériences conscientes ne peuvent exister indépendamment du sujet qui les vit. Alliée aux performances remarquables des systèmes d'intelligence artificielle, la mise entre parenthèses de la subjectivité individuelle dans la plupart des travaux relatifs aux substrats neuroanatomiques de la conscience a conduit nombre d'auteurs - neuroscientifiques et philosophes - à considérer que celle-ci est un épiphénomène et que ses aspects phénoménaux n'ont aucune utilité sur le plan fonctionnel. Ce à quoi Axel Cleeremans, professeur de sciences cognitives à l'ULB et directeur de recherches au FNRS, répond: "Pourquoi ferions-nous quoi que ce soit si ce que nous faisons ne nous faisait pas quelque chose?" - bref, si nous étions en définitive des espèces de zombies. Il réfute d'ailleurs la pertinence de la distinction entre conscience d'accès et conscience phénoménale, estimant qu'il s'agit probablement des deux faces d'une même pièce et que la conscience phénoménale représente la base même sur laquelle nous fondons tout ce que nous entreprenons. Il prône donc une réhabilitation de l'expérience subjective comme moteur de nos actions intentionnelles. C'est à travers un projet Advanced Grand ERC financé par le Conseil européen de la recherche qu'Axel Cleeremans et une équipe pluridisciplinaire composée de spécialistes en neurosciences cognitives computationnelles, d'une part, et en philosophie de l'esprit, d'autre part, vont tester des hypothèses ayant trait au rôle fonctionnel de la conscience phénoménale. Baptisé EXPERIENCE, le projet, qui s'étendra sur cinq ans, a débuté en janvier 2023. Il pose donc la question clé du pourquoi de la conscience phénoménale et, si cette dernière et la conscience d'accès ne font qu'une, sous des habits théoriques différents, tout simplement la question du pourquoi de la conscience, alors assimilée aux sensations et émotions que nous éprouvons. Le projet EXPERIENCE est indissociable de trois prémisses. Tout d'abord, le postulat que la sensibilité n'est pas la conscience. "La conscience implique au minimum qu'un individu soit sensible à sa propre sensibilité ; en d'autres termes, qu'il en soit conscient", indique le Pr Cleeremans. Ensuite, "l'affirmation selon laquelle l'expérience phénoménale a une valeur intrinsèque (voir infra) n'a de sens que si les individus sont capables d'apprendre à connaître les états phénoménaux dans lesquels ils aspirent à se trouver". Enfin, truisme sans doute, le fait que l'expérience consciente présuppose l'existence d'un agent doté de la faculté de l'éprouver. Dans la foulée, les chercheurs formulent l'hypothèse que la conscience phénoménale est omniprésente et obligatoirement impliquée dans tout épisode de traitement de l'information, perspective qu'ils qualifient de thèse de la primauté phénoménale. "Malgré tous les efforts des chercheurs en cognition inconsciente, les participants à leurs recherches ne peuvent être transformés en zombies", commente Axel Cleeremans. Ce n'est pas pour autant, toutefois, qu'il nie l'importance des processus inconscients qui participent à l'émergence de nos pensées et de nos actions. EXPERIENCE est articulé autour de quatre modules de travail. Le premier ambitionne de montrer que l'expérience subjective a une valeur intrinsèque. Autrement dit, que nous attribuons une valeur à chacune de nos représentations mentales conscientes, ce qui correspond à l'intuition que nous avons que tous les choix que nous effectuons sont motivés par ce que nous souhaitons ressentir et ce que nous désirons éviter de ressentir. La récompense serait indissociable de l'expérience subjective, car en l'absence de cette dernière, elle n'aurait aucune signification pour le sujet. Le Pr Cleeremans prend un exemple: "Notre principale motivation pour manger est de ressentir le plaisir qui y est associé et non d'assurer la fonction biologique d'alimenter notre corps, bien que la première motivation serve indubitablement la seconde." Il cite un autre exemple: le saut en parachute, lequel se justifie généralement par la quête du "frisson". Cette activité ne remplit aucune fonction biologique et nous expose même à des risques pour notre propre existence. Voilà donc deux exemples qui soutiennent l'idée que, dans notre vécu, l'expérience phénoménale constituerait en soi la récompense recherchée. S'invite alors une question plus générale: quelle différence cela fait-il de ressentir les choses? Dans ce premier module de travail, l'argumentation ne sera pas scientifique, mais ressortira au champ de la philosophie de l'esprit. "Nous procéderons à une analyse minutieuse des positions philosophiques existantes à la lumière de la littérature empirique", précise Axel Cleeremans. Dans un deuxième module de travail, les chercheurs s'efforceront d'établir que toute perception consciente est intrinsèquement associée à une valence, c'est-à-dire à l'attribution d'un caractère agréable (valence positive) ou désagréable (valence négative) à l'objet de cette perception. Axel Cleeremans cite le psychologue américain Robert Zajonc, décédé en 2008: "Nous ne voyons pas simplement 'une maison': nous voyons une belle maison, une maison laide ou une maison prétentieuse." Une série d'études viseront à démontrer que des objets considérés comme neutres dans les études de neurosciences affectives - des théières ou des parapluies, par exemple - sont en réalité "microvalencés". La conclusion attendue est que dès qu'il est perçu, tout objet (ou toute situation) suscite automatiquement un jugement affectif. Dans la perception consciente, rien ne relèverait donc de la pure cognition. Une seconde facette de ce module de travail a pour objectif de prouver que seule la perception consciente est associée à une valence. Cette affirmation va à l'encontre des résultats de différentes études selon lesquelles le traitement des émotions peut s'effectuer de façon inconsciente. Le Pr Cleeremans et son équipe manipuleront la visibilité d'images présentées expérimentalement à des volontaires afin de mettre en évidence que la valence suit toujours la reconnaissance. "L'ensemble des études qui utilisent des présentations subliminales n'ont pas mesuré correctement la conscience et, partant, sont arrivées à des conclusions erronées quant à la possibilité d'un traitement des émotions en l'absence de conscience", estime le directeur de recherches du FNRS. Le problème serait méthodologique. Son groupe se propose d'en apporter la preuve en s'appuyant sur un tachistoscope de nouvelle génération conçu par l'équipe de Michael Herzog, de l'École polytechnique fédérale de Lausanne, et doté d'une unité de traitement développée par la société belge Bot4You. Composé principalement de deux écrans LCD avec rétroéclairage à angle droit, cet équipement permet de contrôler le temps de présentation d'un stimulus à la microseconde près (un millionième de seconde). Traditionnellement, les travaux de psychologie expérimentale consacrés aux effets des perceptions subliminales font appel à la technique dite du masquage. En clair, un stimulus (l'amorce) est projeté très brièvement (en général, 16 millisecondes) sur un écran ; immédiatement après apparaît durant un temps plus long (environ 100 millisecondes) un "masque visuel", habituellement formé d'éléments rappelant ceux qui composent l'amorce. Si celle-ci est un mot, le masque pourra être, par exemple, un ensemble de lettres enchevêtrées ou de traits qui y ressemblent. "L'impression qu'a le sujet dans de telles conditions est de ne voir que le masque", rapporte Axel Cleeremans. D'où l'idée que l'amorce ressortirait dès lors au monde subliminal. C'est pourtant ce que le neuroscientifique conteste à la suite du psychologue Daniel Holender, aujourd'hui professeur émérite de l'ULB. En 1986, ce dernier avait postulé qu'au moins dans certaines circonstances, le sujet prenait conscience, fût-ce à un degré minimal, de la présence des amorces lorsque les chercheurs recouraient à la technique du masquage. Méthode que le tachistoscope de nouvelle génération permet d'éviter grâce à sa précision extrême. Axel Cleeremans ne réfute pas la possibilité de traitements inconscients des émotions, mais ils n'auraient cours que dans le cas où des traitements conscients antérieurs auraient abouti à l'émergence de processus automatisés lors de la manifestation de stimuli affectifs fréquemment traités consciemment auparavant. S'il pense que dans les autres occurrences, le traitement des émotions exige la conscience du stimulus, il ambitionne également de démontrer dans un troisième module de travail que l'action intentionnelle ne peut être motivée que par l'expérience subjective. "Je propose trois études visant à revoir de manière critique le concept selon lequel la motivation et le traitement de la récompense peuvent avoir lieu en dehors de la conscience", dit-il. "Cela ne veut pas dire que des influences inconscientes ne peuvent pas influer sur nos décisions, mais je soutiens alors plutôt que les influences pertinentes sont préconscientes et non véritablement inconscientes et qu'une incitation inconsciente ne peut jamais déclencher une action intentionnelle." Plus prosaïquement, il ajoute un argument de bon sens: "Quel serait l'intérêt d'une incitation gratifiante que l'individu ne percevrait pas?"C'est dans cette optique que son équipe reproduira deux études emblématiques publiées dans le magazine Science respectivement en 2007 et 2008, la première réalisée par le groupe de Mathias Pessiglione, de l'Institut du cerveau à Paris, la seconde par Henk Aarts, directeur de laboratoire à l'Université d'Utrecht. Toutes deux arrivaient à la conclusion qu'une personne peut être motivée par des facteurs dont elle n'a pas conscience. Par exemple, dans l'expérience conduite par Mathias Pessiglione, les participants devaient exercer une pression de la main sur une pince dynamométrique pour gagner des sommes d'argent. D'après les résultats de ces travaux, ils déployaient de plus gros efforts lorsque les enjeux, présentés sous la forme d'images subliminales, étaient élevés. Aux yeux du Pr Cleeremans, les expériences de Pessiglione et de Aarts étaient entachées de failles méthodologiques remettant en question le caractère subliminal de la présentation des stimuli. Ce qu'il espère réussir à prouver en mettant à profit la précision du tachistoscope précédemment évoqué. Dans le dernier module de travail qu'il a défini, le groupe d'Axel Cleeremans se penchera sur une affirmation qu'il considère comme une évidence: l'expérience subjective a des effets fonctionnels. Afin de souligner d'un trait gras le bien-fondé de cette assertion, les chercheurs s'intéresseront à des cas particuliers tels que l'état hypnotique, l'effet placebo ou la suggestion. Ainsi, lors d'une intervention chirurgicale réalisée sous hypnosédation, technique qui allie l'hypnose à une anesthésie locale et à une sédation intraveineuse consciente, les patients réceptifs interprètent de façon totalement différente les sensations qu'ils ressentent, en particulier la douleur, en réponse aux suggestions de l'anesthésiste qui se double d'un hypnothérapeute pour la circonstance. "Un phénomène de ce type tend à cautionner que l'expérience subjective d'une situation prime sur l'appréhension objective de celle-ci", commente le Pr Cleeremans. Et finalement, comme pour boucler la boucle, que la conscience phénoménale prime sur la conscience d'accès, si tant est que les deux ne soient pas les deux faces d'une même pièce. La démonstration de l'impact de la conscience phénoménale sur nos décisions et actions ne clorait cependant pas pour autant le débat relatif au libre arbitre et au déterminisme. Ce n'est d'ailleurs pas l'objectif des neuroscientifiques impliqués dans le projet EXPERIENCE.