La grève des intempestifs

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Ce lundi sera jour de grève. Je tente d'introduire dans ma pratique le concept Klara Continuo, imaginant une journée de consultation sans interruption intempestive par ces innombrables intrus s'interposant entre le patient et moi-même. Ce qui est bon pour le mélomane ne le serait-il pas pour le médecin? Une journée de consultation sur rendez-vous où les patients auront enfin le privilège d'être écoutés sans avoir la parole coupée, d'être examinés sans abandon sur la table, de bénéficier des cinq minutes de prise de congé balisant l'avenir proche, les investigations supplémentaires à prévoir, l'évolution prévisible de leur affection et les possibilités de traitement. Un colloque singulier comme on le définissait jadis en vieille France qui ne soit pas cassé par le téléphone, le bip des SMS, l'impatient qui frappe à la porte pour un certificat, la communication urgente transmise par la secrétaire. Une consultation qui soit une rencontre et non une prestation en épisodes. Une grève cela s'organise, une grande traque. Museler notre inséparable smartphone, brider tout ce qui parle, s'écrit, se bipe, se consulte davantage par assuétude que par vraie nécessité: Whats'App, Facebook, Instagram, Viadeo, LinkedIn, Xing, l'agenda des films proposés par Netflix, la lecture des brèves du Soir. Résister à l'envie compulsive d'ouvrir le courrier électronique quand un mail s'annonce dans une fenêtre d'écran, ou pire: quand leur absence intrigue, voire inquiète. Résisterai-je? Rien n'est moins sûr, tant est prégnant le besoin d'adrénaline, vraie drogue dure de nos journées. Tout comme le respect scrupuleux de l'agenda des rendez-vous fait les salles d'attente vides, l'absence de distracteurs dans nos consultations peut susciter les questions du patient, étonné et vaguement inquiet de ne pas retrouver l'agitation habituelle. "Il fait calme, docteur?" L'équilibre précaire entre l'image qu'on donne, dynamisme, santé, succès, et ce qui construit une pratique sereine est en permanence à reconstruire.