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Les patients âgés qui soudain, en pleine crise du covid, ont envahi son service des soins intensifs pédiatriques l'ont, paradoxalement, porté vers les prémices de la vie. Entre la mort qui éteignait ces regards fatigués de lutter et, désormais, les yeux des bébés qui s'ouvrent sur le monde à l'instant même de leur naissance, il a franchi le pas en douceur, passant d'abord de l'autre côté du miroir photographique pour illustrer le travail de ses collègues et leur rendre hommage au coeur de la pandémie. Rétroacte. "Médecin militaire, j'avais la possibilité d'arrêter mon activité principale à l'hôpital (CHR Citadelle de Liège, NdlR), ce que j'ai choisi de faire après le premier épisode de covid, tout en gardant une garde hebdomadaire de Samu à Neder-Over-Hembeek, dont une garde par mois au Centre des grands brûlés où j'étais référent en réanimation pédiatrique", explique le Dr Marc Trippaerts. "Je trouvais que ce n'était pas suffisant pour garder mon niveau de compétence, j'ai donc arrêté la médecine, soucieux d'éviter la garde de trop."Passionné de photo depuis toujours et photographe polyvalent - de la photo de paysage et animalière au reportage de mariage pour lequel ses collègues à l'hôpital le sollicitent régulièrement -, le jeune retraité développe cette activité, notamment en studio. Mais il lui manque la petite étincelle qui pourrait faire toute la différence... "Je me disais: ''Qu'ai-je de plus que les autres photographes? '' Mon but n'est pas de gagner de l'argent mais de faire de la photo qui a un intérêt..." Son atout majeur est pourtant évident: ex-chef de réanimation pédiatrique, il connaît bien les enfants. Mais les photos de bébés emmaillotés qui dorment dans des choux, des citrouilles ou sur un lit de pétales, ce n'est vraiment pas son genre. "Pas la vraie vie...""Un jour, je faisais des portraits de famille avec une consoeur obstétricienne et je lui ai proposé de faire des photos lors d'un accouchement. Elle a tout de suite été partante." La voilà donc, l'étincelle! Sa légitimité en tant que médecin, son expertise pédiatrique et la confiance de ses confrères lui ouvrent les portes du quartier accouchement de son (ex)hôpital, avec l'accord de la direction. Mais le premier accouchement, censé se dérouler par voie basse, se transforme en césarienne. "Avec l'accord des parents, j'ai choisi de montrer sur les réseaux sociaux une photo assez forte, en lumière de salle d'opération, avec un côté clair-obscur. À ma grande surprise, ce cliché a été vu plus de 20.000 fois et n'a suscité que des commentaires positifs." Au-delà du succès photographique, ce premier reportage est d'abord une révélation: bien que pédiatre chevronné et père de quatre enfants, Marc Trippaerts réalise, derrière son objectif, que bébé, dès sa sortie du ventre maternel, cherche ses parents du regard. Un mouvement instinctif que les dizaines d'accouchements immortalisés depuis ne font que confirmer. "C'est impressionnant: bébé cherche sa maman du regard. Cela n'existait pas quand j'ai commencé ma carrière médicale car les bébés étaient aveuglés par l'éclairage ambiant intensif, alors que maintenant, ils naissent dans une obscurité quasi totale car on éteint les lumières pour protéger leurs yeux sensibles, même en cas de césarienne. Alors, bébé ouvre les yeux... Ce regard, entre autres éléments, permet de créer le lien avec ses parents. Et ça, c'est vraiment très puissant."Ce premier reportage devient projet à part entière. Et il est de suite baptisé: ce sera "Premiers regards". "Aujourd'hui, même un tout petit prématuré de moins d'un kilo ou sous respirateur est mis en peau à peau sur ses parents. Et il se passe des choses entre eux. J'essaie aussi de montrer ces premières interactions", poursuit le médecin. De jolis souvenirs, mais surtout une oeuvre de mémoire essentielle pour les parents qui, dans les cas de grande prématurité par exemple, peuvent parfois 'subir' la naissance, se sentir dépossédés de leur histoire et la récupérer grâce aux images, voire la partager en famille, si le nouveau-né est hospitalisé. "Je trouvais l'accouchement émouvant quand j'étais assistant, mais je n'imaginais pas comme c'est marquant pour tous, parents, sages-femmes et médecins. Sans doute était-ce masqué par l'aspect médical..." Désormais libéré de son rôle d'acteur médical, le photographe tient à montrer les deux facettes du miroir: la naissance vécue par les parents mais aussi par les soignants, au travers de la rencontre de ces deux mondes. "Tout ce qui se passe dans cet univers fermé a fortement évolué ces dernières années. Mais personne ne le montre parce qu'il faut un certain niveau de compétence médicale pour faire des photos en salle d'opération: il faut pouvoir se déplacer en sécurité, sans déranger, savoir quand déclencher... Le meilleur compliment que l'on puisse me faire est de me dire qu'on ne me voit pas", sourit-il. Le secret? Un boîtier silencieux, un objectif ultralumineux et une excellente maîtrise technique, notamment de l'exposition pour dompter les contrastes liés au scialytique. Et surtout le regard du médecin qui, même après 30 ans de métier, découvre encore les compétences innées des petits humains. "Le bébé cherche à téter, il cherche l'odeur de sa maman. Aujourd'hui, chaque maman à risque d'accouchement prématuré porte un doudou - dans mon hôpital, c'est une petite pieuvre - qu'elle garde sur elle toute la journée pour l'imprégner de son odeur. On le dépose dans la couveuse après la naissance du bébé. On opte pour une médecine moins aseptisée, moins invasive et moins cloisonnée, même avec les grands prématurés. J'aime montrer cette humanisation des soins." Autre exemple de changement de paradigme: on n'ôte plus le vernix dont on sait qu'il protège bébé, plutôt que de le présenter tout propret à ses parents. Le Dr Trippaerts est également appelé par des confrères pour d'autres reportages photographiques, sur des interventions particulières de chirurgie urologique, gynécologique (endométriose), de neurochirurgie ou encore d'orthopédie, afin d'illustrer des techniques, notamment pour des publications scientifiques ou des congrès médicaux. Mais la chirurgie peut aussi concerner des nouveau-nés photographiés à leur naissance, qui souffrent de pathologies rares: "Nous avons eu un bébé qui présentait un laparoschisis (extériorisation des intestins). Il est né à terme, par voie basse, je l'ai photographié posé sur les mains de son papa, puis lors de son opération réalisée le jour même, par une collègue chirurgienne pédiatrique, pour illustrer la réintégration des viscères dans l'abdomen à l'aide d'une petite tour." Autre pathologie rare dans cette maternité qui est l'une des plus grandes de Wallonie et qui accueille donc des naissances à risque, une atrésie oesophagienne: "Le bébé a été opéré en deux temps, les photos permettent d'illustrer le rapprochement des deux parties d'oesophage d'abord, puis leur suture ultérieure par thoracoscopie."L'oeil du pédiatre-photographe saisit parfois des moments insolites, comme ce bébé né "coiffé" ou ces schémas précautionneusement dessinés par l'équipe médicale pour s'assurer de donner les bons prénoms à des triplés en fonction de leur place in utero. Ces oeuvres pleines d'humanité (à découvrir sur https://marctrippaerts.com), dotées d'une grande empathie, sont-elles vouées à rester dans les albums de famille ou sur écrans médicaux interposés? Pas forcément. "Je dois encore mûrir mon sujet", tempère le médecin dans un clin d'oeil. "Même si j'ai déjà plusieurs dizaines d'accouchements et des milliers de clichés, j'ai commencé il n'y a même pas un an." Pour pouvoir être exposées de façon pertinente, les photos, pour certaines impressionnantes, devront s'inscrire dans une histoire et s'accompagner de commentaires. Cela demande réflexion... et du temps. "Avant, j'étais de garde tous les jours comme réanimateur pédiatrique et maintenant, je suis rappelable à tout moment pour les accouchements!"