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Photographe des archanges du rock, Anton Corbijn a aussi photographié les anges des cimetières, les icônes de l'Union soviétique et s'est portraitisé en dieux disparus de la musique. Dévoilant un autre aspect du talent de ce maître du noir et blanc, "Ikonen", présenté dans le superbe bâtiment néogothique de la Handelsbeurs d'Anvers, se veut un triptyque de l'oeuvre de Corbijn servant de révélateur à sa personnalité et son histoire. Historiquement, les icônes font référence à l'iconoclasme, à la destruction d'images notamment au moment de la Réforme. Mais votre oeuvre est une sorte de réhabilitation de ces mêmes images, présentant les cimetières catholiques et des rockers en tant que nouveaux saints? Le terme iconique est ici... ironique. Souvent, on décrit mon travail de la sorte, comme on le fait de toutes les photos actuelles d'une célébrité et qui n'a rien à voir avec la qualité de l'oeuvre. Ce mot est aujourd'hui galvaudé. En intitulant cette expo "Ikonen", je souhaitais que le public imagine qu'il s'agissait d une collection d'images de Clint Eastwood, de Miles Davis... J'ai trouvé très amusant de tromper les attentes et préjugés du public. Quel est le principal avantage d'être autodidacte? Au départ, vous l'envisagez surtout comme un inconvénient, parce que vous détestez le fait de ne pouvoir entrer dans une école d'art. Ensuite, vous développez des pratiques qui vous conviennent pour réaliser des photographies, et cela vous oblige à vous montrer très inventif. Que les gens adorent votre style ou le détestent, ce dernier n'est que le reflet de votre incapacité à pouvoir photographier autrement. L'auto-apprentissage, c'est trouver un moyen de régler ses problèmes. Susan Sontag a écrit que le photographe est une sorte d'ange de la mort... Je ne suis pas sûr qu'elle le pensait vraiment. Parce que si l'on fige véritablement les moments, on les tue. Ou peut-être par le fait de figer les choses pour l'éternité, celle-ci signifiant également la mort d'une certaine manière... Oui, peut-être. Il y a en effet un lien avec le fait de geler le moment. Êtes-vous influencé par les natures mortes des peintres hollandais du 17e siècle comme Davidzoon de Heem ou Claeszoon Heda, et voyez-vous un lien entre votre travail et ces peintures? Je ne connais pas ces peintres, car je n'ai pas grandi en fréquentant les musées. Et comme je n'ai pas fréquenté une école d'art, je n'ai pas une grande connaissance de l'histoire de l'art non plus. Mais mon grand-père était peintre, professeur de peinture et de dessin. Il y avait donc un antécédent familial, un certain bagage de créativité avant que mon père ne devienne prédicateur. Ce dernier ne m'a emmené, jeune, qu'une seule fois au Rijksmuseum afin d'admirer une expo de Rembrandt qui avait trait aux images de la Bible. La seule façon dont mon père comprenait l'art, c'était lorsqu'il était en lien avec Le Livre. En d'autres termes, il n'avait aucune affinité avec l'art. Mais vos photos sont aussi des memento mori, d'une certaine manière...Oui, c'est drôle, parce que je travaille actuellement avec Depeche Mode sur leur nouvel album qui va s'intituler Memento Mori justement. Seriez-vous le van Gogh de la photographie noir et blanc? Comme lui, vous aviez un père pasteur qui exigeait la sobriété, puis vous avez découvert les arts somptueux du catholicisme... C'est l'une des seules choses que j'ai en commun avec van Gogh, également le fait d'avoir vécu dans un bordel, et dans des villes comme La Haye et Londres, et aussi à Nuenen dans le Noord-Brabant. Mais le simple fait d'être hollandais ne suffit pas pour rapprocher ses images des miennes... Pourtant, venant tous deux d'un milieu protestant avec un père pasteur assez rigide, van Gogh découvre un art 'catholique' de la peinture, et vous découvrant un art funéraire luxuriant à voir vos images de cimetières catholiques. À votre tour, vous oubliez la sobriété de l'Église réformée... Oui. Par contre, mon travail de façon générale est très protestant. J'aimerais qu'il ne le soit pas, mais il l'est quoi que je fasse... Parce qu'il est noir et blanc, couleurs qui renvoient à l'austérité protestante? Oui. Et par son approche sérieuse. Pensez-vous que votre art soit un mélange du protestantisme justement de par la sobriété du noir et blanc et de mise en scène propre au catholicisme? Oui, peut-être. Pour un protestant, c'est déjà une attitude rebelle de créer une image et de l'afficher sur un mur (il rit). C'était sans doute une forme de rébellion inconsciente contre mes parents. La découverte des cimetières catholiques participe de cette rébellion? Dans mon village, derrière notre maison, il y avait un cimetière protestant tout simple. Et plus tard, en commençant à voyager, j'ai découvert la luxuriance des cimetières catholiques. Quel est votre cimetière catholique préféré? Le Père-Lachaise est sans doute le plus connu, mais ceux de Milan et de Staglieno à Gênes sont les plus spectaculaires: tellement énormes et monumentaux. Il y a même un service de bus, dans le deuxième cité. Les autoportraits sous forme de personnification de légendes rock disparues sont comme des albums hommages à vos héros... Peut-être. Mais c'était avant tout le plaisir et l'amusement de me mettre dans la peau de quelqu'un d'autre. En même temps, les photos sont prises la plupart du temps dans mon village natal de Strijen. Elles sont liées à l'obsession de mes parents très religieux vis-à-vis de la mort et à ma propre obsession, pour la musique, ces deux aspects étant réunis sur ces photos des musiciens décédés et célèbres comme Hendrix, Zappa ou Marc Bolan, que je ressuscite en les réincarnant. L'imagerie du cimetière catholique, pour vous, représentait-elle en quelque sorte, pour le jeune réformé que vous étiez, une sorte de pornographie? (Il rit) Bien sûr. Des sensations fortes bon marché. Chip trills ! Ça avait l'air tellement exagéré. J'aime le fait que ces décédés "vivent" et voient grand même après leur mort. Mais ce style de cimetière est une sorte de scène rock? Oui. C'est comme sortir d'une exposition par la boutique de souvenirs (rires). Quels sont les rockers que vous n'avez pas pu photographier et dont auriez voulu tirer le portrait? Jimi Hendrix et Elvis, sans hésitation: à mes yeux, les deux plus grands. Pourquoi n'avez-vous pas choisi de jouer de la musique au lieu de prendre des photos? Je ne crois pas être très bon. J'ai essayé de jouer de la batterie. Je suis passé à la télévision deux fois en tant que batteur avec Depeche Mode, dans les années 90. Ce n'est pas ma vie. Je suis plus créatif en tant que photographe. Pourquoi préférez-vous le noir et blanc? Une préférence qui s'est affirmée au fil du temps parce que je n'arrivais pas à développer la couleur. Et puis, tous les magazines de musique que j'aimais ne publiaient qu'en noir et blanc: c'était donc une sorte d'automatisme. Ensuite, autant j'avais l'impression de pouvoir manipuler le noir et blanc, autant la couleur paraissait m'échapper, être entre les mains de quelqu'un d'autre. Je n'avais pas la même maîtrise. Et puis, le noir et blanc est plus punk, et donc parfaitement adapté à cette époque.