Bruno Colmant, banquier, professeur d'économie, auteur prolifique et " bekende Waal ", représentait au début de sa carrière la quintessence du libéral sans complexe. La dureté du capitalisme mondialisé, instable et féroce pour les plus faibles et un clash avec le financier cygne noir Paul Jorion suivi d'une réconciliation a, semble-t-il, transformé un de nos penseurs wallons les plus brillants en ce qu'on appellerait aujourd'hui un " libéral social ".

Le Pr Colmant, un des derniers érudits du paysage intellectuel et médiatique francophone, écrit un peu comme il parle. Ou comme il enseigne. À coups de petites saillies nietzschéennes passionnantes mais parfois dispersées. Le plus important est qu'on apprend plein de choses même si on ne comprend pas tout.

TIC et krachs boursiers sont liés

Ainsi, il lie la survenue des krachs boursiers à des innovations des technologies de l'information ou à des crises politico-économiques majeures. " Chaque crise boursière coïncide avec la popularisation d'un média de communication, accélérant la vitesse des données : le téléphone (crise de 1893 et de 1907), la radio (crise de 1929), la télévision et l'informatique (abattement boursier des années 1970 et 1980) et l'Internet (crises de 2000 et 2008). " La crise de 1893-1897 coïncide avec la première bancarisation de l'économie. La grande dépression de 1929 " est l'écho d'une paix mal signée " (celle de 1918) et l'atonie boursière des années 1974-1981 est la conséquence des dérives de la guerre du Vietnam, de l'abandon de l'étalon-or et des deux chocs pétroliers.

Il faut renouer avec le couple franco-allemand assorti d'une véritable union budgétaire et d'une union bancaire de qualité.

Sans vouloir accabler aveuglément le néo-libéralisme, Colmant décrit comment les États européens et accessoirement l'Union européenne ont abandonné leur substrat d'économie sociale de marché pour céder " aux fluences des marchés financiers ". Il donne de cette école de pensée initiée par le philosophe anglais Herbert Spencer et théorisée par l'École du Mont-Pèlerin (Friedman, von Mises, Popper, Hayek) la définition suivante : " Un système de pensée libéral qui s'articule autour de la dénonciation de l'État-Providence, de la promotion de l'économie de marché et de la dérégulation des marchés ". Prix Nobel d'économie en 1974, Ludwig von Mises assimilait le socialisme à un système de " tâtonnement dans le noir ". Ces penseurs ont débouché sur la fameuse École de Chicago qui influencera fortement Ronald Reagan et Margareth Thatcher. Une école de l'Offre qui défend la théorie du ruissellement ( " il faut libérer les plus nantis d'un impôt excessif car les revenus des individus les plus riches sont réinjectés dans l'économie contribuant à la prospérité et à l'emploi dans le reste de la société ").

Réhabilitation de Keynes

Tout au long de l'ouvrage, Bruno Colmant semble regretter que cette école ait irrigué le monde anglo-saxon puis l'Europe jusqu'à lui faire oublier les leçons antinomiques de John Maynard Keynes, théoricien de l'État-Providence et de l'endettement public " sain " et contra-cyclique, celui qui investit dans des infrastructures du futur lorsque la croissance se rétracte. C'est Keynes que Colmant avoue avoir " cru erronément désuet ".

Et le capitalisme ? Peut-il être confondu avec le néolibéralisme ? Pour Colmant, le capitalisme n'est qu'un " état économique " qui permet l'accumulation de capital via la propriété privée des moyens de production. Reconnaissant sa modernité et le fait qu'il fonde le progrès, le capitalisme a, sous la plume de Colmant, " un côté effrayant et même suffocant de narcissisme ". " Le capitalisme place ses acteurs dans une psychose duale et schizophrénique : l'homme lutte contre un système qui le séduit tout en espérant trouver le soulagement dans la fuite. " Bien pire est le capitalisme américain qui est " par nature prédateur. Il reflète la férocité de la conquête d'un continent par des Européens expulsés ou en quête d'aventures, avides de débusquer un monde nouveau ".

On sent bien là que Bruno Colmant a fait le chemin inverse du commun des mortels qui, d'une jeunesse gauchiste s'adapte aux délices du capitalisme : de droite, Colmant est passé à gauche avec la sagesse de l'âge. Jusqu'à se ranger, en apparence, aux théories de l'économiste post-marxiste Thomas Piketty et sa très simpliste inéquation " croissance des revenus du capital > croissance des revenus du travail ".

Après une intéressante digression sur le Coup d'État monétaire de 1971 au cours duquel les Américains, se rendant compte qu'ils manquent de stock d'or, suppriment l'étalon-or auquel était adossé le dollars, Colmant postule que " c'est l'instabilité du capitalisme américain qui se révèle au premier chef incompatible avec la stabilité temporelle associée aux États providences européens " jusqu'à conduire un milliardaire, Donald Trump, à la Maison-Blanche alors que " l'hystérie permanente s'est installée aux États-Unis ".

L'euro, une hérésie économique à préserver

Mais c'est à la monnaie unique européenne que Bruno Colmant réserve ses critiques les plus sévères, jusqu'à reprendre plusieurs arguments des populistes qui ne sont, eux-mêmes, que " l'expression d'une inadéquation fondamentale d'un capitalisme anglo-saxon fondé sur l'extrême mobilité des facteurs de production et l'instabilité permanente des réalités sociales elles-mêmes subordonnées aux lois du marché ".

Car l'euro aussi serait d'inspiration néo-libérale !

Après avoir rendu hommage à cet incontestable succès politique que fut le pari de l'euro et qui, accessoirement, sauva la Belgique de l'effondrement financier en 2008, Colmant démolit en règle la monnaie unique.

L'euro, premièrement, entraîne l'impossibilité d'adapter les cours de change. " Ceux-ci, entravés, ne peuvent servir l'équilibrage de la balance des paiements. " L'euro est pour Colmant, empaffé par des vices de fabrication délétères : la zone monétaire est trop étendue, les économies qui la composent trop dissemblables. Les dettes publiques des États-euros n'ont pas fait l'objet d'un minimum de mutualisation, les mécanismes de résolution des crises sont obscurs, les États-participants ne suivent pas les mêmes pulsations économiques... Pire : " L'euro est la monnaie fédérale d'une zone monétaire sans gouvernement, aux politiques fiscales et sociales confédérales. " À cause de la mise en place du Traité sur la stabilité de la gouvernance de l'Union économique et monétaire (TSCG qui postule notamment un endettement public limité à 60% du PIB), " les États voient leurs prérogatives rognées puisque le droit d'élaborer un budget et de lever des impôts est implicitement transféré au niveau européen où les décisions politiques sont diluées et imposées par les pays les plus puissants ". Puis vient l'estocade : " Le TSCG constitue un abandon de souveraineté à des technocraties dont la grille de lecture démocratique est inconnue. "

États-stratèges

Où trouver son salut ? L'Europe doit renouer, dit Colmant, avec ses origines d'État-Providence et de capitalisme tempéré. À la clé, il faut refonder le couple franco-allemand assorti d'une véritable union budgétaire et d'une union bancaire de qualité car " l'abandon de l'euro conduirait à la pulvérisation de l'économie continentale ".

Colmant ne le dit pas mais le Brexit désormais une réalité, voilà l'Union européenne débarrassée de son influence anglo-saxonne et néo-libérale. Retour de l'ordo-libéralisme rhénan, voie médiane entre " capitalisme déchaîné et égalitarisme démobilisateur ". Avec, pour instruments, les États-stratèges qui investissent et s'endettent de manière saine pour la santé, l'éducation, la mobilité, la transition climatique et la sécurisation des services publics.

*Hypercapitalisme : Le Coup d'éclat permanent ; Renaissance du Livre ; ISBN 9782507056759, 14 ?.

Bruno Colmant, banquier, professeur d'économie, auteur prolifique et " bekende Waal ", représentait au début de sa carrière la quintessence du libéral sans complexe. La dureté du capitalisme mondialisé, instable et féroce pour les plus faibles et un clash avec le financier cygne noir Paul Jorion suivi d'une réconciliation a, semble-t-il, transformé un de nos penseurs wallons les plus brillants en ce qu'on appellerait aujourd'hui un " libéral social ". Le Pr Colmant, un des derniers érudits du paysage intellectuel et médiatique francophone, écrit un peu comme il parle. Ou comme il enseigne. À coups de petites saillies nietzschéennes passionnantes mais parfois dispersées. Le plus important est qu'on apprend plein de choses même si on ne comprend pas tout. Ainsi, il lie la survenue des krachs boursiers à des innovations des technologies de l'information ou à des crises politico-économiques majeures. " Chaque crise boursière coïncide avec la popularisation d'un média de communication, accélérant la vitesse des données : le téléphone (crise de 1893 et de 1907), la radio (crise de 1929), la télévision et l'informatique (abattement boursier des années 1970 et 1980) et l'Internet (crises de 2000 et 2008). " La crise de 1893-1897 coïncide avec la première bancarisation de l'économie. La grande dépression de 1929 " est l'écho d'une paix mal signée " (celle de 1918) et l'atonie boursière des années 1974-1981 est la conséquence des dérives de la guerre du Vietnam, de l'abandon de l'étalon-or et des deux chocs pétroliers. Sans vouloir accabler aveuglément le néo-libéralisme, Colmant décrit comment les États européens et accessoirement l'Union européenne ont abandonné leur substrat d'économie sociale de marché pour céder " aux fluences des marchés financiers ". Il donne de cette école de pensée initiée par le philosophe anglais Herbert Spencer et théorisée par l'École du Mont-Pèlerin (Friedman, von Mises, Popper, Hayek) la définition suivante : " Un système de pensée libéral qui s'articule autour de la dénonciation de l'État-Providence, de la promotion de l'économie de marché et de la dérégulation des marchés ". Prix Nobel d'économie en 1974, Ludwig von Mises assimilait le socialisme à un système de " tâtonnement dans le noir ". Ces penseurs ont débouché sur la fameuse École de Chicago qui influencera fortement Ronald Reagan et Margareth Thatcher. Une école de l'Offre qui défend la théorie du ruissellement ( " il faut libérer les plus nantis d'un impôt excessif car les revenus des individus les plus riches sont réinjectés dans l'économie contribuant à la prospérité et à l'emploi dans le reste de la société "). Tout au long de l'ouvrage, Bruno Colmant semble regretter que cette école ait irrigué le monde anglo-saxon puis l'Europe jusqu'à lui faire oublier les leçons antinomiques de John Maynard Keynes, théoricien de l'État-Providence et de l'endettement public " sain " et contra-cyclique, celui qui investit dans des infrastructures du futur lorsque la croissance se rétracte. C'est Keynes que Colmant avoue avoir " cru erronément désuet ". Et le capitalisme ? Peut-il être confondu avec le néolibéralisme ? Pour Colmant, le capitalisme n'est qu'un " état économique " qui permet l'accumulation de capital via la propriété privée des moyens de production. Reconnaissant sa modernité et le fait qu'il fonde le progrès, le capitalisme a, sous la plume de Colmant, " un côté effrayant et même suffocant de narcissisme ". " Le capitalisme place ses acteurs dans une psychose duale et schizophrénique : l'homme lutte contre un système qui le séduit tout en espérant trouver le soulagement dans la fuite. " Bien pire est le capitalisme américain qui est " par nature prédateur. Il reflète la férocité de la conquête d'un continent par des Européens expulsés ou en quête d'aventures, avides de débusquer un monde nouveau ". On sent bien là que Bruno Colmant a fait le chemin inverse du commun des mortels qui, d'une jeunesse gauchiste s'adapte aux délices du capitalisme : de droite, Colmant est passé à gauche avec la sagesse de l'âge. Jusqu'à se ranger, en apparence, aux théories de l'économiste post-marxiste Thomas Piketty et sa très simpliste inéquation " croissance des revenus du capital > croissance des revenus du travail ". Après une intéressante digression sur le Coup d'État monétaire de 1971 au cours duquel les Américains, se rendant compte qu'ils manquent de stock d'or, suppriment l'étalon-or auquel était adossé le dollars, Colmant postule que " c'est l'instabilité du capitalisme américain qui se révèle au premier chef incompatible avec la stabilité temporelle associée aux États providences européens " jusqu'à conduire un milliardaire, Donald Trump, à la Maison-Blanche alors que " l'hystérie permanente s'est installée aux États-Unis ".Mais c'est à la monnaie unique européenne que Bruno Colmant réserve ses critiques les plus sévères, jusqu'à reprendre plusieurs arguments des populistes qui ne sont, eux-mêmes, que " l'expression d'une inadéquation fondamentale d'un capitalisme anglo-saxon fondé sur l'extrême mobilité des facteurs de production et l'instabilité permanente des réalités sociales elles-mêmes subordonnées aux lois du marché ".Car l'euro aussi serait d'inspiration néo-libérale ! Après avoir rendu hommage à cet incontestable succès politique que fut le pari de l'euro et qui, accessoirement, sauva la Belgique de l'effondrement financier en 2008, Colmant démolit en règle la monnaie unique. L'euro, premièrement, entraîne l'impossibilité d'adapter les cours de change. " Ceux-ci, entravés, ne peuvent servir l'équilibrage de la balance des paiements. " L'euro est pour Colmant, empaffé par des vices de fabrication délétères : la zone monétaire est trop étendue, les économies qui la composent trop dissemblables. Les dettes publiques des États-euros n'ont pas fait l'objet d'un minimum de mutualisation, les mécanismes de résolution des crises sont obscurs, les États-participants ne suivent pas les mêmes pulsations économiques... Pire : " L'euro est la monnaie fédérale d'une zone monétaire sans gouvernement, aux politiques fiscales et sociales confédérales. " À cause de la mise en place du Traité sur la stabilité de la gouvernance de l'Union économique et monétaire (TSCG qui postule notamment un endettement public limité à 60% du PIB), " les États voient leurs prérogatives rognées puisque le droit d'élaborer un budget et de lever des impôts est implicitement transféré au niveau européen où les décisions politiques sont diluées et imposées par les pays les plus puissants ". Puis vient l'estocade : " Le TSCG constitue un abandon de souveraineté à des technocraties dont la grille de lecture démocratique est inconnue. "Où trouver son salut ? L'Europe doit renouer, dit Colmant, avec ses origines d'État-Providence et de capitalisme tempéré. À la clé, il faut refonder le couple franco-allemand assorti d'une véritable union budgétaire et d'une union bancaire de qualité car " l'abandon de l'euro conduirait à la pulvérisation de l'économie continentale ". Colmant ne le dit pas mais le Brexit désormais une réalité, voilà l'Union européenne débarrassée de son influence anglo-saxonne et néo-libérale. Retour de l'ordo-libéralisme rhénan, voie médiane entre " capitalisme déchaîné et égalitarisme démobilisateur ". Avec, pour instruments, les États-stratèges qui investissent et s'endettent de manière saine pour la santé, l'éducation, la mobilité, la transition climatique et la sécurisation des services publics.