Objectif avoué de ce projet baptisé EntrepreneurMind, sonder les méandres de "l'esprit d'entreprise" pour tenter d'identifier les structures neuronales en lien avec la créativité et la prise de risques, notamment face à l'incertitude.
L'"adaptabilité cognitive" - soit la capacité du cerveau à adopter une conduite, une "pensée" face à une nouvelle situation - allait-elle se révéler à la neuro-imagerie fonctionnelle? Par ailleurs, au sein même de cette flexibilité cognitive, existe-t-il des disparités, notamment entre cerveaux d'entrepreneurs et de managers, ou entre neurones de jeunes startupers, de chefs d'entreprise aguerris, voire de serial entrepreneurs (ceux-là même qui multiplient les success stories)? Parmi les rares publications scientifiques, un commentaire paru dans Nature (The innovative brain, 2008) et deux études plus récentes ont exploré des pistes similaires, sans toutefois plonger dans les neurosciences pures comme le tente cette recherche innovante menée en Cité ardente.
Les premiers résultats montrent une connexion entre l'insula (impliquée dans la flexibilité cognitive) et le pôle frontal droit (prise de décisions).
L'insula communique avec le pôle frontal droit
Que montrent les premiers résultats? Des zones cérébrales sont-elles davantage développées, à l'instar des taximen anglais qui, pour décrocher leur licence de roulage, ont le plan de Londres ancré dans leurs neurones tel un GPS virtuel (Maguire et al., 2006)? Ou certaines régions neuronales, pourtant éloignées, communiquent-elles entre elles, formant un maillage particulier quand ces boss, plongés dans l'IRMf une petite demi-heure, laissent leur cerveau folâtrer entre mille idées?
"On sait que le cerveau dispose d'une certaine plasticité. Si l'on devient expert dans un domaine, on peut observer des différences cérébrales anatomiques et/ou fonctionnelles", rappelle Frédéric Ooms, citant l'exemple de l'apnéiste français Guillaume Néry qui a lui aussi accepté de prêter son cerveau au neurologue Steven Laureys, tout comme le moine bouddhiste Matthieu Ricard, étudié en pleine méditation. "On a demandé aux entrepreneurs de rester au repos dans l'IRM - ce qui est déjà une gageure en soi! - et on a choisi une zone dite "semence" dans leur cerveau pour regarder si elle communiquait avec d'autres. En l'occurrence, nous avons choisi l'insula (cortex insulaire), non par hasard car cette zone est connue pour être impliquée dans la prise de décision face à l'incertitude, l'évaluation du risque et la flexibilité."
L'activité du cerveau, virtuellement découpé en différentes régions formant un "atlas", est mesurée à travers plusieurs signaux qui sont ensuite comparés entre eux. Si le signal de la région d'intérêt - ici l'insula - corrèle avec un autre signal, cela signifie que les deux régions neuronales sont fonctionnellement connectées et ce, même si elles sont éloignées dans la boîte crânienne. Dans le projet EntrepreneurMind, la matière grise des CEO montre une connection entre l'insula et le pôle frontal droit. Or, cette zone est connue pour être impliquée dans la prise de décision et la faculté à passer d'un mode "d'exploration" à un mode "d'exploitation" des choses.
Entrepreneur ou manager: deux jobs, deux cerveaux
Ce résultat corrèle par ailleurs avec le score obtenu par les CEO lors d'un questionnaire qu'ils avaient préalablement dû remplir: plus leur flexibilité cognitive était grande, plus la force de connexion dans l'IRMf était importante. Et l'on observe une différence entre managers et entrepreneurs. "Chez les premiers, la force de connexion s'apparente à une route, chez les seconds, à une autoroute", illustre Frédéric Ooms. Au niveau structurel, l'insula est par ailleurs légèrement plus grosse chez les seconds. "Cela ne veut pas dire que les uns sont mieux que les autres", tempère de suite le doctorant, "le but n'est pas de passer dans l'IRM pour détecter les entrepreneurs et d'opposer les uns aux autres, mais de tenter d'expliquer ce que l'on observe sur le terrain entre ces différents profils. La société a besoin des deux métiers: de personnes qui sont à l'aise dans l'optimisation et qui vont éviter les échecs, et par ailleurs de gens qui explorent et font des essais et erreurs. Certains partent en vacances sac au dos, d'autres préfèrent avoir un plan détaillé."
L'IRMf montre aussi une différence de connectivité chez les entrepreneurs et les managers.
Naît-on avec un cerveau d'entrepreneur ou peut-on développer ces neurones "entrepreneurials"? "C'est évidemment la question de la poule et de l'oeuf", répond Steven Laureys. "J'ai tendance à croire que l'on peut développer, grâce à la neuroplasticité telle qu'on l'étudie notamment chez les personnes cérébrolésées. Au niveau du groupe étudié ici, il semble qu'il y a, dans l'IRMf, une différence de connectivité fonctionnelle au niveau de l'insula - connue pour son rôle critique dans la flexibilité cognitive - et le préfrontal. Ce n'est là que le début d'une appréciation, un nouveau domaine où les neurosciences discutent avec le monde de l'entrepreneuriat qui pourrait par exemple permettre de mieux accompagner les jeunes. Vont suivre d'autres mesures, non encore publiées, sur base de jeux vidéo où il faut apprécier le risque, pour mieux documenter et corréler avec les différences fonctionnelles et structurelles observées et les résultats sous encéphalogramme (le 'bonnet de bain' à 256 capteurs vu notamment sur Matthieu Ricard, NdlR). J'ai invité Frédéric Ooms à me rejoindre au Canada, il y a beaucoup d'intérêt des collègues nord-américains pour ce projet sur lequel on a un peu d'avance en Belgique."
"La maladie pousse à prendre plus de risques"
Vincent Keunen, le créateur du dossier médical informatisé "Andaman7" que les patients peuvent embarquer sur leur smartphone pour disposer de leurs données de santé à tout moment, fait partie des CEO qui ont accepté de laisser vagabonder leurs neurones dans l'IRMf pour le projet EntrepreneurMind. Ingénieur civil, l'homme a fait carrière dans la création de softwares, notamment pour le secteur des soins de santé et la recherche (meXi, Medibridge), avec un détour de quelques années chez Lampiris comme directeur informatique.
Fils d'un employé de la sidérurgie liégeoise qui a gravi les échelons jusqu'à diriger des filiales de Cockerill, cet entrepreneur dans l'âme se retrouve confronté à la réalité médicale en mars 2007, à 43 ans: leucémie myéloïde. Trois mois plus tard, une seconde bombe explose: son fils Pierre, 10 ans, souffre d'un sarcome d'Ewing. "Ces deux expériences qui frappent à quelques mois d'intervalle m'ont fait prendre conscience de l'importance de disposer des bons traitements, bien ciblés", souffle Vincent Keunen. "Dans mon cas, l'imatinib a transformé mon cancer agressif en maladie chronique, et quasi sans effets secondaires depuis maintenant 15 ans. Mon fils, lui, a traversé des chimios et radiothérapies très dures, il a subi une greffe de moelle et une amputation de la jambe."
Ingénieur de père en fils
Pierre a aujourd'hui 26 ans. Ingénieur comme son père (+ un master en entrepreneuriat), il est project leader chez Odoo, une société wallonne d'applications de gestion en open source qui a le vent en poupe. Aurait-il hérité du cerveau "entrepreneurial" paternel? "Il dit qu'il ne se sent pas l'âme d'un créateur de produits ou de services, mais il rêve quand même de reprendre une petite boîte, dans n'importe quel secteur, pour la développer", souligne le papa.
Le souffle de la mort et l'urgence de vivre, que père et fils ont expérimentés à travers le cancer, exacerbent-ils davantage l'esprit d'entreprise? Parmi les autres chefs d'entreprise qui ont participé au projet EntrepreneurMind, Salvatore Ianello (chocolats Galler) et Jean-Pierre Lutgen (montres Ice-Watch) ont également frôlé la mort ou y ont été confrontés de près via un proche.
"La motivation est certainement plus grande, c'est clair, et la maladie pousse à prendre davantage de risques quand on se dit qu'on peut mourir plus tôt que la moyenne", reprend Vincent Keunen. "Andaman7 est né de mon envie d'aider les patients dans la situation que j'ai vécue, et celle de mon fils... Il est 1.000 fois plus grave et effrayant de voir son enfant en danger de mort que soi-même."
Si le fils aîné, lui aussi ingénieur et passionné d'informatique a choisi, après un tour du monde, d'entreprendre en mode plus doux via une coopérative qui ne cherche pas le profit à tout prix - "il s'appelle Robin, et c'est un vrai Robin des Bois!", sourit le père -, la cadette, Lucie, pharmacienne, travaille aux côtés de son père à la plateforme Andaman7, à laquelle elle apporte la caution médicale et pas mal d'innovations.
Dossier médical informatisé: encore du boulot
"Aujourd'hui, des patients me disent qu'Andaman est un outil vital pour eux mais il reste encore pas mal de résistances, notamment du monde médical, pour partager les données. Des outils comme le Réseau santé wallon constituent un pas en avant, mais ils ne vont pas assez loin ni assez vite, malgré de gros budgets. Les patients ne sont pas encore suffisamment impliqués, toutes leurs données ne sont pas disponibles, et celles qui le sont ne sont pas faciles à télécharger ou à partager. Et elles ne peuvent pas être corrigées en cas d'erreur. Je rêve d'un outil que le patient pourrait gérer en toute liberté, gratuitement. Dans un second temps, une collaboration avec les hôpitaux permettrait de leur fournir des outils interactifs pour faire remonter des informations dans les dossiers des patients qui comportent des erreurs - jusqu'à 30% selon certaines études - et des lacunes. Cela reste un vrai challenge. Et une mission de vie, clairement, pour moi, vu le lien avec mon histoire personnelle."