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Quels sont les liens entre le sommeil et la santé mentale? Différentes études se sont penchées sur la question dans des contextes divers. La pandémie mondiale causée par le Covid-19 offrait l'opportunité d'appréhender cette matière dans des conditions très particulières où se conjuguaient un confinement arrivé inopinément et un stress intense dans un climat de grande incertitude. En quelque sorte, la réalité s'était muée en un vaste laboratoire naturel. C'est dans ce cadre qu'une équipe de chercheurs dirigée par Peter Simor, postdoctorant hongrois ayant bénéficié d'une bourse émanant des programmes Marie Curie de l'ULB, s'attela à déterminer dans quelle mesure les variations quotidiennes de la qualité subjective du sommeil durant le premier confinement (printemps 2020) avaient influencé l'apparition de troubles de santé mentale et physique au sein d'un échantillon de sujets espagnols, hongrois et belges. "Initialement, un questionnaire unique a été soumis à 717 personnes", rapporte Philippe Peigneux, professeur de neuropsychologie au sein du Centre de recherche cognition et neurosciences de l'ULB. " Il avait trait à la qualité subjective du sommeil, au niveau de dépression, aux signes de schizotypie, en particulier la désorganisation de la pensée, ou encore aux symptômes de stress post-traumatique, telles des ruminations constantes."Au terme de cette première phase furent notamment exclus de l'étude les candidats souffrant du Covid-19, présentant des symptômes sévères d'affection psychiatrique ou consommant des somnifères ou des anxiolytiques. Au final, 184 personnes de 18 à 70 ans furent retenues pour participer à la seconde phase de l'étude. Pendant 15 jours, deux questionnaires en ligne leur furent soumis quotidiennement, l'un accessible entre cinq heures et midi, l'autre entre 18 heures et trois heures du matin. Le premier, auquel il leur était demandé de répondre le plus tôt possible après s'être éveillé, portait sur la qualité du sommeil - difficultés d'endormissement, impression de fréquents réveils nocturnes, etc. Le second, lui, reposait sur des items destinés à évaluer l'humeur (plutôt négative ou plutôt positive), la présence de ruminations et l'existence d'expériences de type "psychotique", mais cependant non pathologiques, comme par exemple éprouver le sentiment qu'une situation habituelle est inhabituelle ou d'être incapable d'organiser ses pensées de façon cohérente et efficace. Les questionnaires servaient aussi, entre autres, à recueillir des plaintes somatiques se référant essentiellement aux symptômes les plus typiques du Covid-19. Parmi les 184 participants à la seconde phase de l'étude, dont 80% de femmes ( "Classiquement, elles sont plus enclines que les hommes à prendre part à ce type d'étude", dit Philippe Peigneux), 18 furent exclus pour avoir répondu à moins de 50% des questionnaires journaliers. Restaient donc 166 participants. L'équipe conduite par Peter Simor utilisa les chiffres des médias rapportant le nombre quotidien de décès dus au Covid-19 comme indicateurs du caractère menaçant de la pandémie. "Nous avons mis en relation les variations journalières du nombre de morts dans chacun des trois pays directement concernés par notre étude avec celles des symptômes de santé mentale exprimés par les participants", explique le Pr Peigneux. Il précise néanmoins qu'une limite de cette procédure est que les chercheurs ignoraient dans quelle mesure et avec quelle fréquence lesdits participants consultaient les médias. "Toutefois, on peut imaginer que vu le contexte de pandémie, ils s'informaient régulièrement, ce que semble devoir corroborer le fait qu'ils se soient portés partie prenante à notre recherche", ajoute-t-il. Il apparut que le nombre de décès liés au Covid-19 constituait, tant en Belgique qu'en Espagne et en Hongrie, un élément prédictif de plaintes de santé mentale le même jour et d'une détérioration de la qualité du sommeil la nuit suivante. "La prise en considération du nombre de morts recensés dans le monde entier prédisait en outre un accroissement des plaintes somatiques, de même qu'un allongement du temps passé au lit. Ce qui ne signifie pas que les sujets dormaient bien", indique Philippe Peigneux. Pourquoi les chercheurs soumirent-ils, pendant 15 jours, un double questionnaire journalier aux participants à leur étude? D'abord, les réponses à un questionnaire unique comme celui qui fut proposé initialement à 717 personnes sont entachées de biais importants. En particulier, elles s'avèrent très dépendantes de l'état psychologique du moment et reflètent de surcroît une tendance à répondre dans le même sens à l'ensemble des items constitutifs des différentes échelles mesurées. "Un tel questionnaire est informatif sur le plan des différences interindividuelles. En revanche, dans le cas qui nous occupe, il ne permet pas d'établir une relation de cause à effet, mais une simple association, entre la qualité du sommeil et les plaintes de santé mentale et physique", commente Philippe Peigneux. Ensuite, le recours à des évaluations journalières permet de s'inscrire dans une vision prospective et d'enregistrer les variations des paramètres chez un même individu - fluctuations de son humeur, de la qualité de son sommeil, des conditions environnementales du moment, etc. "De la sorte, nous avions plus de chances de mettre en évidence les relations entre la qualité du sommeil et les plaintes de santé mentale ou physique. Cela dit, il faut se montrer prudent dans les sciences humaines: on met plus fréquemment le doigt sur de "belles associations" que sur de vrais liens de causalité", souligne le Pr Peigneux. Quand les questionnaires journaliers livrèrent leurs vérités, il apparut que le laps de temps passé en confinement avait initialement un impact négatif sur les ruminations et les expériences de nature psychotique, et ce, en association avec une augmentation de la durée du sommeil, mais que celle-ci et les symptômes psychopathologiques tendaient à diminuer légèrement par la suite. Ainsi que le suggère Philippe Peigneux, probablement cette "décrue" était-elle à mettre sur le compte d'un phénomène de relative habituation. Autrement dit, les individus semblaient s'adapter quelque peu. Par ailleurs, l'augmentation de la durée de sommeil pouvait s'interpréter au moins de deux façons non mutuellement exclusives. Soit elle faisait office de refuge et pouvait refléter un glissement vers un état dépressif, soit elle était le fruit d'une modification des habitudes de vie en raison d'un aménagement des contraintes de travail - chômage technique, télétravail... En l'absence d'enregistrements électrophysiologiques, les chercheurs ne pouvaient appréhender de manière objective la question de la fragmentation du sommeil - c'est l'objet de nouveaux travaux -, et durent donc s'appuyer sur les seules évaluations subjectives émises par les participants au sujet de la qualité de leur sommeil. De l'examen des données recueillies, il ressortit qu'une nuit de sommeil jugée de pauvre qualité était prédictive d'un plus grand nombre de plaintes liées à la santé mentale le lendemain. Ce constat se vérifia tant au niveau interindividuel qu'au niveau intra-individuel, c'est-à-dire lorsqu'on évalue de jour en jour les paramètres chez une même personne. En outre, les symptômes de stress post-traumatiques (ruminations) et de désorganisation cognitive (incapacité à organiser ses pensées avec cohérence, par exemple) prédisaient un accroissement de la symptomatologie somatique (toux, gorge sèche...) potentiellement évocatrice du Covid-19. Peut-être fallait-il y voir une forme d'hypocondrie... En revanche, l'étude ne permet pas d'aller en sens inverse, de mettre en lumière que les symptômes décrits par les participants feraient le lit, si l'on peut dire, d'un mauvais sommeil. "Abstraction faite du contexte de pandémie, il est bien connu néanmoins que les personnes qui ont une propension aux ruminations éprouvent plus de difficultés à s'endormir", précise Philippe Peigneux. La composante culturelle semble ne pas avoir influé sur les résultats obtenus dans les trois pays ayant pris part à l'étude. Celle-ci a cependant ses limites. Entre autres, le fait de s'être basée sur des données subjectives sujettes à différents biais. Par exemple, le biais de désirabilité traduisant le fait que l'individu puisse fournir une réponse qu'il imagine être celle souhaitée par l'expérimentateur. D'où l'intérêt du nouveau projet conduit par Peter Simor, qui fera appel à des mesures cérébrales. Une autre limite des travaux récemment publiés dans Sleep est l'absence d'un point de comparaison. En effet, sur quels résultats aurait débouché une étude similaire menée chez les mêmes participants avant la période de confinement? "Nos résultats épousent toutefois ceux d'autres recherches, ce qui nous conforte dans l'idée qu'ils sont bien en lien avec la pandémie", conclut le Pr Peigneux.