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Le Journal du médecin : Pourquoi avoir choisi de quitter le domaine du documentaire pour celui de l'art ?Roger Ballen : Ce fut plutôt une évolution. Cependant, en 1997, l'un des changements majeurs est intervenu dans mon travail. Au cours de la réalisation de Outland, livre qui succédait à Dorps, deux monographies qui dépeignaient les régions rurales d'Afrique du Sud et leurs habitants, j'ai commencé à travailler de manière à attribuer à mes clichés une sorte de forme théâtrale. Ce livre a acquis d'une certaine façon le statut d'oeuvre d'art de par son succès non démenti et la thématique universelle que je tentais d'exprimer, à savoir le théâtre de l'absurde, métaphore essentielle lorsque j'évoque l'existence des hommes.Vers 2002-2003, le portrait a disparu de mon travail et j'ai commencé à innover, tentant de mélanger dessin, peinture et photographie. Ma migration vers l'art correspond à cette deuxième période, durant laquelle j'ai commencé à intégrer d'autres médias à la photographie.Vous considérez-vous comme un photographe, un peintre, un sculpteur ou tout cela à la fois ?À ce moment précis de ma carrière, je réalise des photographies qui insèrent la vidéo, mais, généralement, ce qui est accroché au mur est une photo. Je devrais donc me définir comme photographe. Mais je suis aussi vidéaste, et je crée des installations à partir de mes photographies... Je suis désormais un artiste multiforme, dont le socle, le pied si vous voulez, serait photographique.Pouvez-vous expliquer le concept de chaos organisé que vous évoquez au sujet de vos photos ?L'aspect formel de mes photographies se veut concis, précis, et clair. Et la signification métaphorique de l'image est celle d'un monde d'incompréhension, de décomposition et d'une situation hors contrôle. C'est donc une relation entre qualité formelle et teneur du monde.Désormais, vous fusionnez essentiellement réalité et fiction ?C'est exact, mais nous ne savons pas vraiment ce qu'est la réalité. Tout ce que l'on peut faire c'est tenter d'exprimer et d'accepter l'énigme de la réalité. Idem pour la fiction : qu'est-ce qui est irréel ?Vos clichés ne sont pas noirs et blancs, mais plutôt sombres et blancs ?Le " sombre " réfère à la nuit, à l'obscurité, au fait de fermer les yeux. Les gens ont tendance à associer le mot sombre avec la peur et l'anxiété. Sombre et blanc sont des mots contradictoires : la tragédie, l'anxiété et la comédie. Mes photographies peuvent créer des émotions opposées.Vous réalisez des photos d'animaux dans votre studio : en disent-ils beaucoup de l'homme ?Les animaux constituent le meilleur moyen pour comprendre les comportements humains : les hommes sont guidés par leur instinct animal, leur esprit primitif domine la société. Tout est basé sur quelques instincts, la façon d'envisager les choses est simplement plus sophistiquée qu'auparavant.Y aurait-il dès lors un aspect politique dans votre travail ?Non. Mon travail traite des politiques... de l'esprit. Essayer de faire en sorte qu'une part de l'esprit parle à l'autre, s'intègre à l'autre partie : supprimer les barrières entre conscient et inconscient. Si nous y parvenions, nous aurions sans doute affaire à un être humain bonifié et une planète en meilleur état... Mais je suis sans doute trop optimiste.Le fait de vivre en Afrique du Sud vous donne-t-il une vision plus réaliste des problèmes raciaux ?Non, ils sont partout : les hommes ont tendance à être plus à l'aise avec leurs semblables. Même chose pour les animaux. Rien de racial là-dedans, mais c'est juste la façon dont les espèces fonctionnent et qui leur a permis de survivre au fil de l'évolution : ce qui ne veut pas dire que l'une est meilleure que l'autre.Ce n'est pas un commentaire raciste, mais la réalité de la situation. Quel est le souci si certains préfèrent porter des chemises bleues plutôt que des rouges ? Le vrai problème est d'affirmer que ceux qui portent des chemises rouges sont plus bêtes ou meilleurs...Quand vous vivez dans un environnement comme l'Afrique du Sud, vous avez une vision plus claire, limpide des problèmes de relations humaines que dans d'autres pays, où les choses sont un état de camouflage et de déni. En Amérique par exemple, c'est bien pire : ce sont les États-Unis du déni ! La résolution de ce problème y consiste en un simulacre...Ballen est-il un nom flamand ?Non, juif russe. Mon grand-père habitait près de Saint-Pétersbourg et a dû fuir les pogroms du début du siècle dernier : certains Juifs sont partis en Amérique, d'autres en Afrique du Sud. 99 % des familles juives de ce pays sont arrivées à ce moment. Une époque où, en Afrique du Sud, l'on découvrit beaucoup de diamants et d'or. Un pays riche en opportunités : et si les Juifs se sont intéressés aux diamants, c'est parce qu'il s'agit d'un bien de valeur que vous pouvez facilement transporter lorsque vous devez fuir.Et y aurait-il un élément de culture juive dans ce que vous faites ?Ayant été éduqué comme tel, j'imagine qu'une part de ma personnalité le reflète. Mais si l'on jette un oeil aux grands photographes de l'histoire, l'on constate que nombre d'entre eux étaient juifs. Sans doute, y a-t-il un aspect de leur judaïté qui les rend populaires en photographie ; lequel ? Mystère là encore...