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Prolixe auteur de littérature jeunesse - elle a signé une trentaine d'albums, Anne Herbauts, formée à l'Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles et qui est, par ailleurs peintre, s'est vu décerner de nombreux prix, et ses ouvrages sont traduits dans de nombreuses langues, du "brésilien" au coréen. Si elle éparpille parfois son talent dans la bédé, le court-métrage et d'autres espaces narratifs, cette Bruxelloise dont le royaume est l'entre-deux - ni complètement dans le texte, ni totalement dans l'image - brode, au "fil du temps", ses histoires entre liseré et lisière. Le journal du Médecin: Vous habitez en bordure de forêt de Soignes, entre la forêt de l'enfance et l'urbanité de l'adulte? Anne Herbauts: Oui. J'écris entre le texte et l'image et j'habite dans un entre-deux, entre la forêt et la ville. La littérature jeunesse telle que vous la pratiquez incite un peu à la slow lecture, une sorte de ralentissement volontaire... C'est de la littérature pour enfants, certes, mais je revendique le fait qu'il s'agit avant tout de littérature. Ce n'est pas parce que l'on se destine aux enfants qu'il y a nivellement par le bas ou infantilisation. La littérature jeunesse se veut de la haute littérature et se destine également aux adultes, qui font partie de mon lectorat. J'aime l'idée que cela reste de la littérature ; à nouveau, l'album induit que l'on est "entre": nous ne sommes ni dans le texte ni dans l'image, mais les deux à la fois. À mes yeux, l'album jeunesse est une vraie forme d'écriture. Quand est-il de l'idée de lenteur de lecture? Un livre doit avancer: les pages se tournent ; la narration et l'écriture se veulent horizontales. Mais à l'intérieur de cette écriture, j'aime insérer des moments suspendus: introduire dans cette horizontalité de la verticalité, ce que vous appelez de la lenteur ; il y a comme des moments où l'on peut prendre une inspiration, presque sortir du livre, être avec soi-même, et puis reprendre sa lecture. Je provoque parfois ces moments de suspension, ou bien je vais faire buter le lecteur sur un élément, non pas pour le faire réfléchir, mais afin qu'il s'arrête sur ce moment, cette image ou sur un mot. Si vous vous adressez aux adultes, c'est aussi quelque part pour les faire revenir à une période ou un lieu où ils avaient le temps, notamment des moments de rêverie? Oui, à l'essence des choses... Vous avez cette conscience que l'enfance est régie par un autre temps? La notion n'en est pas la même. En fait, je travaille involontairement sur le temps. Mes thématiques tournent autour de ce sujet, que l'on retrouve également dans mes titres. La thématique m'intéresse beaucoup mais, simultanément... J'ai un problème avec le temps (elle sourit). Par ailleurs, après mon passage aux Beaux-Arts, je me suis posé la question de savoir ce qu'était un album, ce qu'était qu'écrire... Et je me suis rendu compte qu'il y a le texte, l'image, l'objet livre, mais que le livre, principalement, c'était du temps. Lorsque l'on en prend un, même dans le cas d'un roman, on entre dans une capsule parallèle au temps réel. On évolue dans un autre monde. Quand on prend un livre, on prend le temps? Voilà. Mais on gagne deux fois le temps car on est toujours dans le réel et, en même temps, on peut s'évader dans une capsule dilatable. En fait, lire, c'est gagner du temps... Revenons à la notion du livre objet. C'en est presque de la sculpture s'il l'on prend "Ma Matriochka", paru au début de l'année, tellement vous le façonnez... J'ai exploré le livre dans tous les sens ; je l'ai secoué, tâté pendant une dizaine d'années: les couleurs du papier, la couverture, les tranches... Je l'ai troué jusqu'à une dématérialisation avec "De quelle couleur est le vent?". Avec cet album, j'ai construit un livre et je l'ai rempli juste pour arriver à un souffle de livre... Sa dématérialisation. Aujourd'hui, je m'interroge davantage sur la narration. Vous faites de la broderie, à l'image de Pénélope? En fait, je suis nulle en couture (elle rit). Je ne sais pas tricoter, mais je suis fascinée par cet art. Je récolte des livres à ce sujet. Et j'adore les mots, qui sont des points comme en couture, et également les passoires, les tamis. Ce qui m'intéresse aussi dans ces histoires, ce sont les trouées. En brodant, on crée quelque chose, tout en dessinant avec les vides. En écrivant, on fait pareil: on place des mots ou des images afin que les lecteurs voient ce que l'on n'écrit pas. Vous ne distillez pas de leçon dans vos albums, c'est toujours à livre ouvert... Un livre, même fermé, reste ouvert: il n'y a surtout pas de morale ou de message. Mes albums posent des questions et il serait grave, voire dangereux s'ils assénaient une vérité ou une réponse. Je trouverais très dangereux qu'un livre, surtout pour la jeunesse, soit édifiant. La littérature jeunesse est vitale afin que les enfants aient très vite des livres en main, même si par la suite ils ne lisent plus. Il ne faut pas leur demander s'ils ont aimé ou pas. La lecture me paraît très intime et personnelle. Cela veut dire quoi comprendre un livre? Parfois, il s'agit juste d'une émotion sur une page et c'est tout. De surcroît, un livre n'a pas qu'une seule lecture. Reste la question de la diversité: il n'y a pas cinq livres à lire absolument lorsqu'on est enfant. Comment expliquez-vous le succès de la littérature jeunesse en Belgique, dont Gabrielle Vincent fut la pionnière en quelque sorte? En tant que Belges, nous sommes dans une terre d'images, et au niveau de la langue, en tant qu'écrivains, nous jouissons de plus de liberté parce que nous avons une spécificité concernant la langue: à la fois complexés parce que pas français, mais nous avons d'autres langues qui viennent s'y greffer ; nous prenons peut-être des libertés grammaticales, tout en ayant de grands grammairiens. Et puis, comme nous ne nous prenons pas trop au sérieux, nous jouons de la dérision, d'un humour particulier, d'une espièglerie avec les mots, car côtoyés par d'autres langues au sein d'un pays de passage, fait de brol et nourri par des apports extérieurs. Nous, Belges, sommes aussi dans l'expression imagée. Nous parlons de façon drôle de choses graves ; nous jouissons d'une grande liberté parce qu'il n'y a pas de formatage. Nous sommes nous aussi à la lisière, entre urbanité et forêt, près des taillis (elle sourit).