"L'an dernier, 77 agressions ont été enregistrées via notre formulaire en ligne - un record", souffle le Pr Christian Mélot, vice-président de l'Ordre des médecins. "On en compte déjà huit ou neuf en 2023", renchérit Benoît Dejemeppe, son président, et président de section émérite à la Cour de cassation. "C'est triste à dire, mais notre service Médecins en Difficulté prospère..."

Pr Mélot: "Ce n'est plus un patient, c'est un impatient.

Parallèlement aux 77 agressions notifiées, Médecins en Difficulté(1) a reçu 250 appels: 100 de plus que les années précédentes, un chiffre pourtant stable jusqu'en 2021 (954 appels cumulés depuis 2016). "Cette instance permet d'amortir le choc", glisse Benoît Dejemeppe. "Le 0800 accueille toutes les difficultés, qui sont surtout psychologiques", précise le Pr Mélot. "Il est pris en charge par des non-médecins qui écoutent, conseillent en cas d'agression et peuvent renvoyer vers un médecin de confiance pour se faire aider." Environ 70% des appels émanent de généralistes et médecins hospitaliers, l'agressivité s'invitant tant au cabinet privé qu'à l'hôpital et, désormais aussi, en maison de repos. "Une agression peut faire basculer un médecin en pré-burn out", prévient le Pr Mélot. "Elle marque le début d'un engrenage, d'un cercle vicieux qui fait perdre pied."

Près de 190 P.-V. pour coups et blessures à l'encontre du personnel médical ont été recensés pour les six premiers mois de 2022, selon des chiffres de la police fédérale (284 pour tout 2021). Les graves incidents survenus à Bruxelles lors du réveillon de Nouvel An, nuit qui avait notamment vu des ambulanciers visés par des tirs de feu d'artifice alors qu'ils pratiquaient une réanimation, sont encore dans toutes les mémoires... Combien d'agressions de soignants sont-elles suivies d'un dépôt de plainte à la police? "On ne sait pas, mais sans doute comme dans la population générale: 9% des victimes portent plainte", note l'ancien procureur du Roi. "Et je crains que les médecins pensent que cela ne sert à rien."

Même désarroi chez les infirmières

Les médecins ne sont pas les seuls à crier à l'aide. Union4U, le syndicat des infirmiers et aides-soignants né il y a deux ans, vient lui aussi de mettre en ligne un outil(2) qui permet de déclarer les agressions. Le plaignant, à titre individuel ou institutionnel (une MRS, par exemple), peut choisir "de rester anonyme", garantit Geert Berden, porte-parole pour la Flandre.

"Cela aurait dû être fait par les autorités depuis longtemps", tacle Gaëtan Mestag, fondateur et vice-président du jeune mouvement syndical. "Nous y pensions depuis un certain temps mais nous fonctionnons grâce au bénévolat, ce n'est pas facile. Mais là, il faut faire quelque chose. Et il faut faire bouger le ministre: nous sommes devant un mur infranchissable face à Vandenbroucke! La situation devient catastrophique, à tous les niveaux, et nous n'avons même plus le regard du monde politique...". Y a-t-il un dossier sur la table du cabinet de la Santé publique? Voici la (laconique) réponse que nous avons reçue: "La violence à l'encontre des médecins, ambulanciers, des pompiers et de la police est déjà plus lourdement sanctionnée que la violence à l'encontre des citoyens 'ordinaires'. Ces peines seront encore renforcées dans le nouveau code pénal (à venir), et étendues à toutes les professions de soins." Dont acte.

Un numéro de téléphone complétera bientôt l'outil du syndicat, qui espère "faire bouger les lignes et prévenir les agressions, en mettant en place du personnel de sécurité et en appliquant réellement les sanctions", poursuit Gaëtan Mestag. "L'impunité exerce une pression supplémentaire. En Espagne, quand on touche à une infirmière, c'est trois mois de prison ferme et les procédures sont rapides. Il faut des mesures dures pour que les gens comprennent. Sanctionner n'est pas idéal mais la situation est grave! Plus de 90% du personnel infirmier est féminin ; dans la tête des gens, une femme paraît moins dangereuse, or les gens n'ont même plus peur de s'attaquer à un policier habillé en Robocop, imaginez donc...".

Le vice-président d'Union4U souligne par ailleurs que "si des systèmes pour signaler les agressions existent déjà au sein des hôpitaux, les faits ne sont pas rendus publics pour éviter de donner une mauvaise image qui rendrait difficile de vendre du rêve pour recruter." Externaliser l'outil devrait aussi permettre de libérer la parole.

Halte au fatalisme

L'Ordre et le syndicat sont unanimes: toute violence doit être signalée. Et d'encourager les soignants à ne pas taire le mal. "Il y a une espèce d'acceptation", constate le Pr Mélot, " les médecins disent: 'les patients sont comme ça, maintenant...'". Une forme d'habituation, "de tolérance face à l'insulte devenue tellement fréquente", étaie Gaëtan Mestag.

" La tolérance zéro intime de communiquer le fait à une autorité, il ne faut pas le couvrir", insiste le président Benoît Dejemeppe. Notamment pour faire émerger la partie cachée de l'iceberg et pouvoir faire pression sur base "d'un état des lieux du phénomène, que l'agression soit verbale, physique ou relève du harcèlement", ponctue le vice-président Mélot. "En espérant être enfin entendus, les élections approchent...", appuie Gaëtan Mestag. "Le covid a explosé les soins de santé et a servi d'accélérateur", poursuit le syndicaliste, "les gens pensent que le covid, c'est fini, et que tout doit redevenir comme avant. Mais on ne reviendra jamais comme avant".

"Ce n'est plus un patient, mais un impatient. Qui n'a plus le respect du médecin", regrette Christian Mélot. "Cela va de pair avec la 'désacralisation' de certaines fonctions: le médecin mais aussi le professeur et le policier", embraie Benoît Dejemeppe. "Et internet, que l'on consulte au préalable, y contribue davantage. Il faut rééduquer les gens, dès l'école. Leur insuffler une forme de respect."

"Lors du dernier CEOM (Conseil européen des ordres de médecins, NdlR) en novembre, parmi les rapports des différentes délégations, une enquête espagnole montrait que les violences sont en lien avec le burn out des soignants", rapporte le Pr Mélot. "Suite à cela, le ministère de l'Intérieur espagnol a renforcé l'arsenal législatif et les sanctions. L'Espagne est également à l'origine d'une démarche intéressante pour tenter de "resacraliser" la fonction: le Forum de la profession médicale a déposé un dossier de candidature pour que la relation médecin-patient soit reconnue au Patrimoine culturel immatériel de l'humanité par l'Unesco."

[1] Info@medecinsendifficulte.be ou au 0800 23 460 (numéro gratuit).

[2] https://union4 u.be

"L'an dernier, 77 agressions ont été enregistrées via notre formulaire en ligne - un record", souffle le Pr Christian Mélot, vice-président de l'Ordre des médecins. "On en compte déjà huit ou neuf en 2023", renchérit Benoît Dejemeppe, son président, et président de section émérite à la Cour de cassation. "C'est triste à dire, mais notre service Médecins en Difficulté prospère..." Parallèlement aux 77 agressions notifiées, Médecins en Difficulté(1) a reçu 250 appels: 100 de plus que les années précédentes, un chiffre pourtant stable jusqu'en 2021 (954 appels cumulés depuis 2016). "Cette instance permet d'amortir le choc", glisse Benoît Dejemeppe. "Le 0800 accueille toutes les difficultés, qui sont surtout psychologiques", précise le Pr Mélot. "Il est pris en charge par des non-médecins qui écoutent, conseillent en cas d'agression et peuvent renvoyer vers un médecin de confiance pour se faire aider." Environ 70% des appels émanent de généralistes et médecins hospitaliers, l'agressivité s'invitant tant au cabinet privé qu'à l'hôpital et, désormais aussi, en maison de repos. "Une agression peut faire basculer un médecin en pré-burn out", prévient le Pr Mélot. "Elle marque le début d'un engrenage, d'un cercle vicieux qui fait perdre pied." Près de 190 P.-V. pour coups et blessures à l'encontre du personnel médical ont été recensés pour les six premiers mois de 2022, selon des chiffres de la police fédérale (284 pour tout 2021). Les graves incidents survenus à Bruxelles lors du réveillon de Nouvel An, nuit qui avait notamment vu des ambulanciers visés par des tirs de feu d'artifice alors qu'ils pratiquaient une réanimation, sont encore dans toutes les mémoires... Combien d'agressions de soignants sont-elles suivies d'un dépôt de plainte à la police? "On ne sait pas, mais sans doute comme dans la population générale: 9% des victimes portent plainte", note l'ancien procureur du Roi. "Et je crains que les médecins pensent que cela ne sert à rien." Les médecins ne sont pas les seuls à crier à l'aide. Union4U, le syndicat des infirmiers et aides-soignants né il y a deux ans, vient lui aussi de mettre en ligne un outil(2) qui permet de déclarer les agressions. Le plaignant, à titre individuel ou institutionnel (une MRS, par exemple), peut choisir "de rester anonyme", garantit Geert Berden, porte-parole pour la Flandre. "Cela aurait dû être fait par les autorités depuis longtemps", tacle Gaëtan Mestag, fondateur et vice-président du jeune mouvement syndical. "Nous y pensions depuis un certain temps mais nous fonctionnons grâce au bénévolat, ce n'est pas facile. Mais là, il faut faire quelque chose. Et il faut faire bouger le ministre: nous sommes devant un mur infranchissable face à Vandenbroucke! La situation devient catastrophique, à tous les niveaux, et nous n'avons même plus le regard du monde politique...". Y a-t-il un dossier sur la table du cabinet de la Santé publique? Voici la (laconique) réponse que nous avons reçue: "La violence à l'encontre des médecins, ambulanciers, des pompiers et de la police est déjà plus lourdement sanctionnée que la violence à l'encontre des citoyens 'ordinaires'. Ces peines seront encore renforcées dans le nouveau code pénal (à venir), et étendues à toutes les professions de soins." Dont acte. Un numéro de téléphone complétera bientôt l'outil du syndicat, qui espère "faire bouger les lignes et prévenir les agressions, en mettant en place du personnel de sécurité et en appliquant réellement les sanctions", poursuit Gaëtan Mestag. "L'impunité exerce une pression supplémentaire. En Espagne, quand on touche à une infirmière, c'est trois mois de prison ferme et les procédures sont rapides. Il faut des mesures dures pour que les gens comprennent. Sanctionner n'est pas idéal mais la situation est grave! Plus de 90% du personnel infirmier est féminin ; dans la tête des gens, une femme paraît moins dangereuse, or les gens n'ont même plus peur de s'attaquer à un policier habillé en Robocop, imaginez donc...". Le vice-président d'Union4U souligne par ailleurs que "si des systèmes pour signaler les agressions existent déjà au sein des hôpitaux, les faits ne sont pas rendus publics pour éviter de donner une mauvaise image qui rendrait difficile de vendre du rêve pour recruter." Externaliser l'outil devrait aussi permettre de libérer la parole. L'Ordre et le syndicat sont unanimes: toute violence doit être signalée. Et d'encourager les soignants à ne pas taire le mal. "Il y a une espèce d'acceptation", constate le Pr Mélot, " les médecins disent: 'les patients sont comme ça, maintenant...'". Une forme d'habituation, "de tolérance face à l'insulte devenue tellement fréquente", étaie Gaëtan Mestag. " La tolérance zéro intime de communiquer le fait à une autorité, il ne faut pas le couvrir", insiste le président Benoît Dejemeppe. Notamment pour faire émerger la partie cachée de l'iceberg et pouvoir faire pression sur base "d'un état des lieux du phénomène, que l'agression soit verbale, physique ou relève du harcèlement", ponctue le vice-président Mélot. "En espérant être enfin entendus, les élections approchent...", appuie Gaëtan Mestag. "Le covid a explosé les soins de santé et a servi d'accélérateur", poursuit le syndicaliste, "les gens pensent que le covid, c'est fini, et que tout doit redevenir comme avant. Mais on ne reviendra jamais comme avant". "Ce n'est plus un patient, mais un impatient. Qui n'a plus le respect du médecin", regrette Christian Mélot. "Cela va de pair avec la 'désacralisation' de certaines fonctions: le médecin mais aussi le professeur et le policier", embraie Benoît Dejemeppe. "Et internet, que l'on consulte au préalable, y contribue davantage. Il faut rééduquer les gens, dès l'école. Leur insuffler une forme de respect." "Lors du dernier CEOM (Conseil européen des ordres de médecins, NdlR) en novembre, parmi les rapports des différentes délégations, une enquête espagnole montrait que les violences sont en lien avec le burn out des soignants", rapporte le Pr Mélot. "Suite à cela, le ministère de l'Intérieur espagnol a renforcé l'arsenal législatif et les sanctions. L'Espagne est également à l'origine d'une démarche intéressante pour tenter de "resacraliser" la fonction: le Forum de la profession médicale a déposé un dossier de candidature pour que la relation médecin-patient soit reconnue au Patrimoine culturel immatériel de l'humanité par l'Unesco."