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Au cours d'une discussion entre médecins, l'un d'eux évoque la gratitude des patients. Une dame l'avait consulté pour un contrôle général. Dix ans auparavant, elle s'était retrouvée du jour au lendemain dans un service de chirurgie cardiaque pour un remplacement valvulaire. "Vous savez qui m'a dit de consulter un cardiologue d'urgence? Le médecin des yeux!". Ensuite, cela n'a pas traîné: admission, mise au point et intervention. Rien dans les procédures elles-mêmes, cathétérisme, chirurgie, soins intensifs et convalescence, ne semblait avoir impressionné cette dame. Elle avait surtout retenu le caractère impromptu de sa maladie depuis longtemps oubliée. Le cardiologue poursuit: "Ce contrôle s'inscrivait dans la routine des suivis après remplacement valvulaire. Interrogatoire systématique: normal. Examen physique: normal. Electrocardiogramme: normal. Echocardiogramme: normal, en particulier le fonctionnement de la prothèse biologique. Lors de l'épreuve d'effort, elle a même réussi à pousser une charge supérieure au niveau prédit. Elle décrivait avec enthousiasme sa vie toujours bien remplie malgré son âge. Elle se réjouissait de pouvoir marcher des kilomètres pour se rendre à des spectacles et des expositions, tout en assummant du bénévolat. Elle était plutôt loquace, mais rien ne m'avait frappé jusqu'à ses dernières paroles avant de me quitter." Comme des millions d'opérés du coeur, cette personne doit sa forme actuelle aux efforts de pionniers dont nous ignorons les noms et les qualités de créativité, d'audace et d'obstination à moins d'avoir une fibre d'historien de la médecine. Sir Stephen Paget (1855-1926) avait prétendu en 1896 que "la chirurgie du coeur a probablement atteint les barrières établies par la nature à toute chirurgie; aucune nouvelle méthode, aucune nouvelle découverte, ne pourraient surmonter les difficultés naturelles associées à une blessure du coeur(1)". Le 6 mai 1953, John Gibbon (1903-1973) opère le coeur de Cecilia Bavolek connectée pendant 27 minutes à une machine coeur-poumons(2). C'était l'aboutissement de travaux menés depuis 23 ans. Entre autres problèmes à résoudre, citons comment extraire le sang et assurer son retour après l'avoir oxygéné, comment éliminer les bulles, comment oxygéner le sang, comment éviter les caillots...Un premier modèle développé avec IBM se révéla décevant chez l'humain après des essais pourtant positifs chez l'animal. Gibbon poursuivit ses recherches dans son propre laboratoire pour finalement aboutir au modèle qui allait vraiment le faire reconnaître comme le père de la circulation extracorporelle. En s'intéressant de plus près à sa biographie, on apprend que la réussite enfin obtenue, il s'est recentré sur la chirurgie thoracique, son métier principal(3). Sa décision de passer à d'autres le flambeau de la chirurgie à coeur ouvert a été prise suite au décès de deux fillettes de 5 ans atteintes de maladies congénitales, échecs explicables par l'imprécision du diagnostic préopératoire à l'époque. Néanmoins, il a aidé d'autres à perfectionner sa machine jusqu'à permettre l'épanouissement de la chirurgie cardiaque pour le plus grand bien de millions de personnes. Mais il n'y a pas que la machine coeur-poumon. Pour traiter chirurgicalement les valvulopathies, il a fallu fabriquer des prothèses valvulaires. La patiente est porteuse d'une valve biologique de porc dont la mise au point prit elle aussi des années, avec pour noms fameux parmi une cohorte de chercheurs, Carpentier et Hancock.Il devient impossible aux spécialistes de connaître les auteurs des techniques arrivées à maturité aujourd'hui, sans parler de ceux qui préparent celles de demain. Que dire alors des patients? Les qualités individuelles et l'esprit d'équipe nécessaires aux médecins actuels pour obtenir des résultats tangibles semblent aller de soi, elles coulent de source dans la routine de la médecine moderne. Après tout, nous sommes des professionnels et la moindre des choses est que nous fassions bien notre métier. Laissons le confrère terminer son histoire: à la fin de la consultation, elle m'a dit le plus sérieusement du monde: "Docteur, depuis qu'on m'a mis une valve de porc, j'ai décidé de ne plus jamais en manger. Je dois le respect à ces animaux." 1.Roy Porter, The greatest benefit to mankind. A medical history of humanity from antiquity to the present, London, Fontana Press, 1999, p. 614.2.Ibid., p 617.3.Lawrence H. Cohn, Fifty Years of Open-Heart Surgery, Editorials, Circulation, 2003;107: 2168-2170. Consulté sur le web le 28/11/2016 http://circ.ahajournals.org/content/107/17/2168