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Voilà qui aurait certainement plu à cet Ostendais: la Fondation de l'Hermitage, située sur les hauteurs de Lausanne, domine le Léman - une mer à lui tout seul, surplombée dans le fond par les silhouettes noires des montagnes du Jura, comme dessinées à l'encre de Chine. Ce qui vaut bien la mer du Nord et les Fagnes, sujet de prédilection du peintre belge. Un artiste redécouvert en Belgique voici 30 ans, et qui semble enfin, après Paris et Londres, connaître un certain retentissement à l'étranger. Racontée au travers de petites salles, dans un accrochage plus thématique que véritablement chronologique, l'exposition, riche de plus de 200 oeuvres, tire le portrait de cet autodidacte (et de son oeuvre), travaillant uniquement sur papier, s'inspirant à la fois du symbolisme, frôlant l'expressionnisme, annonçant l'abstraction géométrique, voire le minimalisme. Jusqu'en 1918, sa période la plus intéressante, Spilliaert utilise uniquement le lavis d'encre de Chine, l'aquarelle, le pastel et le crayon de couleur. Ses premières encres vers 1900, comme ce "Marine après l'orage, vers 1909", évoquent les photographies de Léonard Misonne ou le style de Rops. "Femme au bord de l'eau, 1910" (ci-dessous) est une simple silhouette, seule, évoquant l'univers d'Edward Munch. "La rapace" montre une femme accrochée au bastingage face à la tempête déchaînée, alors que cette première salle présente également un dessin de... rapace et de chat moins connus. D'ailleurs, la thématique d'Ostende, vue de nuit et vide, semble observée par Spilliaert au travers de la vision nocturne et perçante d'un félin: "La nuit" présente la masse imposante de l'hôtel Royal Palace contre laquelle semble s'appuyer une silhouette fragile en haut-de-forme, sur ce qui ressemble être visuellement et mentalement... une ligne de fuite. Une oeuvre fantastique et expressionniste à la fois, qui évoque également l'étrangeté somnambulesque du Suisse Fuseli. Plus géométriquement abstrait, mais tout aussi habité malgré l'absence de personnages, "L'escalier", ou encore "Le phare sur la digue". Des oeuvres hantées qui évoquent les aquarelles de William Blake ou les oeuvres picturales de Victor Hugo. La mer est d'une encre noire comme la nuit, menaçante, source de vie et de mort. Les marines de la fin des années 1900 à Ostende ou Mariakerke se révèlent d'une grande simplicité, d'une épure pourtant puissante comme une photographie de mer de Kazuo Ishiguro. L'une d'elles est comme un miroir: le sillage d'un bateau dans l'onde, son panache se répandant à l'inverse sur l'horizon... Au sous-sol, l'expo évoque le talent d'illustrateur de Léon, lequel culmine avec la mise en images des "Serres chaudes" de Maeterlinck. Suivent les fameux autoportraits qui, comme chez Munch, sont réalisés tout au long de la carrière de l'artiste, autodidacte, mais persuadé de son destin artistique. Certains ont un petit air de van Gogh ou Rembrandt dans la position et l'attitude, les plus frappants sont ceux de la période 1908-1909 dont l'un, imposant, est tout d'incandescence, de tension et d'inquiétude. Un portrait radiographique, positif dans sa négativité, Spilliaert semblant dévoré de l'intérieur. Celui de 1915 le montre, à l'inverse, le visage creusé, 'mangé' cette fois par la faim qui le tenaille durant ces années de guerre. Et puis il y a celui de 1908, qui le saisit dans son intérieur, en quasi négatif, les cheveux incandescents dans une ambiance vénéneuse digne du "Eraserhead" de David Lynch. Un vivant dans une nature morte, car même ses intérieurs ("La verrière") semblent inertes, désertés et pourtant hantés. Spilliaert est l'un de ces peintres belges dits du silence, à l'instar d'un Degouve de Nuncques: fantomatique. Lorsqu'il décrit l'aventure du dirigeable Belgique II en 1910, ses dessins évoquent le Jules Verne de Robur-le-Conquérant, et annoncent les rêves utopiques et techniques d'un Panamarenko. Mais soudain, au sortir de la guerre, Spilliaert n'est plus seul, s'est marié et semble enfin heureux ; son art s'en ressent: ses arbres - ceux des Fagnes notamment - sont coloriés, beaux mais simplement figuratifs. Il leur manque ce supplément d'âme qu'ils ont pourtant. Les marines, également de tons Nabis désormais, sont moins habitées, leurs eaux moins hantées. Là où il y avait de l'atmosphère, il n' y a plus que de la joliesse... qu'un lyrisme au Caran d'Ache pour rester en Suisse. Heureusement, au premier étage, on en revient aux 'bonnes' années, avec une rareté: une série de flacons fin 1900, paraissant vides mais plein d'atmosphère justement, qui précèdent Morandi. Les figures féminines d'avant-guerre (les filles du bord de mer, dirait Adamo ou Arno, autre Ostendais) oscillent pour les figures de femmes de pêcheurs entre le nabi d'un Gauguin échoué à Pont-Aven, les silhouettes colorées d'un Toulouse-Lautrec ("Petite baigneuse", 1907) dans le cas des bourgeoises au bain, et le japonisme épuré dans le cas de "Femme au bord de l'eau" en 1910. Cette exposition, aux panneaux et cartels aux commentaires lumineux, qui parvient à mettre en exergue des aspects moins connus de l'oeuvre de Léon Spilliaert, se conclut sur une salle consacrée à la thématique des natures mortes qui résume à elle seule la carrière de l'artiste. Dans sa période d'avant-guerre, ce grand admirateur de son concitoyen Ensor décrit, en 1907, un murex translucide et spectral irradiant, et signe, 20 ans plus tard, en hommage au grand James, une "Nature morte aux coquillages", colorée et pourtant... fade. Postface à cette belle exposition, dans un petit salon adjacent où trônent notamment des portraits dont deux signés Morisot et Caillebotte, au-dessus de la cheminée, un "Paysage de neige à Ostende" en 1905, d'une somptueuse simplicité et d'un immaculé quasi phosphorescent... Une conclusion idéale du séjour d'un artiste côtier dans ce paysage de montagnes.