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Une fois n'étant pas coutume, cette interview sera principalement guidée par le livre que le Pr Steven Laureys vient de publier à destination du grand public pour mieux l'informer sur le sommeil et ses fonctions - avec, à la clé, une mise au point sur ce qui peut être recommandé ou déconseillé pour en corriger les perturbations[1]. Le journal du Médecin : Avec nos connaissances actuelles, que peut-on considérer comme fonctions principales du sommeil? Steven Laureys: Il est clairement impossible de vivre sans sommeil. Nous avons démontré son rôle important dans la mémoire et l'apprentissage, avec une réactivation de réseaux neuronaux qui s'observe tant dans le sommeil lent que dans le sommeil paradoxal. De plus, assez récemment, nous avons découvert l'existence du système glymphatique: lors du sommeil lent, ce réseau va évacuer de manière mécanique des protéines toxiques accumulées dans le cerveau au cours de la journée. Il s'agit là d'une raison supplémentaire pour que les médecins s'intéressent plus à la qualité du sommeil, au-delà de sa quantité. Nous sommes d'ailleurs nombreux à être particulièrement concernés, notamment à cause du stress et des gardes qui nous laissent en général peu de temps pour dormir correctement. Un bon sommeil apporte un bénéfice à de nombreux niveaux. Ainsi, par exemple, on s'est rendu compte que l'organisme produisait plus d'anticorps contre le SARS-CoV-2 lorsque le sommeil de la nuit post-vaccinale était de bonne qualité. À quoi le médecin doit-il être plus attentif au sujet du sommeil de ses patients? En Belgique, certains diagnostics ne sont pas encore suffisamment posés ni pris en charge, comme les ronflements, le SAS et le syndrome des jambes sans repos. Il faut aussi combattre l'idée générale que le sommeil serait par essence altéré par le vieillissement: au contraire, il semble probable qu'on vieillit moins bien lorsqu'on dort moins bien. Ainsi, un patient peut se lever la nuit par exemple à cause de douleurs ou d'une nycturie qui ne sont pas (ou pas assez) prises en charge. Ce genre de problème entraîne une diminution de la qualité du sommeil, des quatre ou cinq cycles qui forment une nuit. Nous continuons souvent à prescrire des somnifères sans y associer une psychothérapie comportementale. Nous ne pouvons plus faire cela. Il faut résister à la demande du patient d'un quick fix, d'une réponse rapide qui ressemble à un coma artificiel, insuffisamment restaurateur. Rien ne remplace une bonne discussion avec le patient, notamment sur le rituel du sommeil, pour essayer de comprendre plus précisément son problème personnel. Comme dans d'autres domaines de la médecine, nous devons l'inciter à endosser un rôle plus actif. Je pense que nous continuons à sous-estimer l'impact de ses habitudes de vie. Prescrire un psychotrope ne sert pas à grand-chose s'il bouge peu, s'il mange mal, s'il est stressé par son métier ou dans ses relations, etc. L'empowerment du patient vise à ce qu'il exploite sa force mentale, et il est très important - au minimum - d'associer ce point à la prescription éventuelle d'un médicament. Différentes méthodes très puissantes comme la méditation sont vraiment à la portée de tout le monde. Elles devraient être proposées dès l'école, y compris à l'université chez les futurs médecins: leur activité professionnelle est fortement soumise au stress, et il faudrait enseigner des outils qui permettent de le gérer dès l'université. Quels genres de conseils simples peut-on donner pour créer, améliorer un rituel du sommeil? Il peut s'agir par exemple de prendre un bon bain chaud ou une petite tisane, d'investir dans une bonne chambre à coucher, avec peu de lumière, sans bruit mais avec une température ambiante correcte, limiter en soirée l'utilisation des écrans avec lumière bleue (elle inhibe la production de mélatonine). D'une manière générale, c'est beaucoup plus efficace que la prise d'un somnifère. Ceci dit, ce n'est pas suffisant pour combattre les insomnies d'origine psychogène, qui sont les plus fréquentes: dans ce cas, il faudra surtout trouver une réponse au stress chronique, à ce qui fait que le patient rumine des idées. Il nous faut investir dans des approches plus intégratives, plus humanistes. Il est dommage que nous, les médecins surchargés par diverses pressions et par la charge administrative, avons de moins en moins de temps pour le plus important, qui consiste à bien écouter et accompagner les patients dans ce qui, finalement, peut se qualifier de choix de vie. Du reste, il faut aussi les éduquer à cette démarche, car ils sont encore nombreux à être déçus lorsqu'ils sortent d'une consultation sans prescription de médicaments. Quels sont les axes particuliers de la recherche actuelle sur le sommeil? Personnellement, et à l'aide notamment de la neuro-imagerie, j'évoquerais la recherche sur le monde fascinant des rêves, une porte unique qui ouvre sur notre conscience, avec une traduction vers la clinique. Je pense par exemple aux cauchemars, dans le cadre du syndrome de stress post-traumatique. Certains pensent que les rêves ne sont que des productions cérébrales aléatoires, mais je pense plutôt qu'ils ont un lien avec le vécu et qu'ils peuvent permettre d'obtenir un certain niveau de stabilité émotionnelle. Les études génétiques peuvent également contribuer à mieux comprendre les parasomnies, et peut-être à développer de nouveaux traitements. Enfin, il existe ce grand défi qui consiste à étudier l'ensemble du domaine: le sommeil a un impact sur toutes les cellules de notre organisme, et il serait donc intéressant de préciser cet impact, comme celui que j'ai évoqué sur le système immunitaire au travers de l'exemple sur la vaccination contre le covid. L'impact est certainement réel également pour les cancers, les maladies neurodégénératives et les maladies cardiovasculaires. Au niveau sociétal, il serait bon d'organiser la vie en fonction de chaque biorythme individuel. Un exemple: chez les adolescents, qui ont tendance à se coucher et à se lever plus tard, décaler les cours d'une ou deux heures pourrait être bénéfique.