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Le journal du Médecin: Alors qu'on célèbre les 40 ans de la première description d'un cas de SIDA et que les évolutions thérapeutiques de ces dernières décennies ont permis l'évolution du diagnostic d'une infection par le VIH d'un arrêt de mort à une maladie chronique comme les autres, sommes-nous sur la bonne voie pour atteindre l'ambitieux objectif onusien des 90-90-90? Pr Michel Moutschen: Je pense sincèrement que l'on va y parvenir mais, et je dirais malheureusement, surtout dans les pays développés. On y est en tout cas pour ce qui concerne les deuxième et troisième "90", ceux qui concernent la mise sous traitement ARV et la charge virale indétectable, grâce aux traitements actuels qui sont facilement accessibles, dotés d'une efficacité virologique robuste, d'une bonne tolérance ce qui facilite la bonne adhérence thérapeutique et d'une barrière élevée à l'émergence de résistance. En atteignant maintenant une charge virale indétectable, les patients ne transmettent plus le VIH à leurs partenaires sexuels, ni les mères à leurs futurs enfants. On a donc clairement moins de contaminations. Je sens cependant au ton de votre voix que tout n'est pas parfait et qu'il y a un "mais". Où le bât blesse-t-il? Pr Moutschen: Le véritable problème demeure en fait au niveau du premier "90" qui conserve le dépistage. Il y a encore bien trop de personnes porteuses du VIH qui, pour de nombreuses raisons, sous-évaluent leur risque d'infection et sont, dès lors, prises en charge très tardivement. Ces late presenters, comme on les appelle, continuent de propager l'infection tout en étant exposés aux différentes complications à court et à long terme d'une réplication virale non contrôlée. Pour tenter de répondre à cette problématique, il faudrait élargir le champ d'action du dépistage. Une possibilité serait que toute personne qui consulte en hôpital se voie proposer, avec son accord préalable, un test de dépistage du VIH. Cela permettrait de réduire le nombre de personnes qui vivent avec le VIH sans le savoir et propagent le virus à leur insu. Le self testing constitue-t-il une solution intéressante pour élargir le champ du dépistage? Pr Moutschen: Le self testing est indiscutablement une solution intéressante pour atteindre certains publics réfractaires au dépistage en milieu médical. C'est aussi particulièrement en cette période de pandémie où l'on voit une nette réduction des dépistages réalisés dans les centres spécialisés. De nombreuses questions se posent toutefois tant pour l'encadrement de ces tests (interprétation de résultats douteux) que pour les aspects éthiques qu'ils impliquent. Quelles autres barrières sur dressent sur le chemin de la prise en charge du VIH? Pr Moutschen: J'aimerais revenir sur la mise sous traitement car elle n'est pas toujours aussi évidente qu'il n'y paraît. Certains patients, malgré la confirmation de leur séropositivité refusent le traitement ou l'abandonnent rapidement pour des raisons sociales ou psychologiques. La stigmatisation joue ici un rôle important surtout sur nos patients migrants qui vivent souvent en communauté restreinte où tout se sait et se voit, sur les jeunes pas encore sortis du "placard" sans oublier ceux en situation économique ou sociale précaire, ou les travailleurs du sexe. Une des solutions possibles sera de leur proposer une stratégie de traitement injectable à longue durée d'action. Le traitement étant hospitalier, il n'y a pas besoin d'aller chercher des ARV chez le pharmacien qui est bien souvent celui de la famille ou des connaissances. Il n'y aura plus besoin de cacher les traitements ou de les prendre en cachette. C'est donc une belle opportunité de traitement des patients victimes de stigmatisation. Outre le concept du U=U, la PrEP constitue une autre arme pour tenter de circonscrire la propagation du VIH. Où en est-on de son implantation? Pr Moutschen: Elle est en pleine expansion et les nouvelles modalités thérapeutiques en terme de PrEP devraient favoriser cette évolution. Je pense ici aux stratégies utilisant les antirétroviraux injectables à longue durée d'action. En matière de traitement, leur avantage ne concernera qu'une minorité de patients (comme on l'a discuté plus haut). Toutefois, leur bénéfice dans la PrEP sera bien plus considérable.. La majorité de nos "PrEPers" reçoit actuellement les antirétroviraux de façon discontinue ce qui est dans certains cas inadéquat si des rapports sexuels surviennent de façon imprévue. Des traitements injectables à longue durée d'action pourraient certainement contribuer à réduire à zéro le risque de contamination dans ce contexte. De plus, comme la mise sous PrEP nécessite un test préalable de dépistage, c'est une autre opportunité d'identifier des late presenters qui, dans ce cas seront mis sous traitement ARV. Quelles sont les barrières qui pourraient entraver une large expansion de ces stratégies injectables? Pr Moutschen: Sans nul doute, elles vont alourdir la charge de travail. Je ne pense pas nécessairement aux médecins mais bien plus au personnel paramédical et à la pharmacie hospitalière responsable de la distribution de ces médicaments, parfois sur plusieurs sites d'un même hôpital. Cela sera d'autant plus compliqué qu'on ne devrait pas, a priori, bénéficier de compensations complémentaires dans les cadre des conventions. On ne sait pas, à l'heure actuelle, combien de patients cela concernera ce qui complique d'autant l'élaboration d'un plan d'action concret. Impossible de ne pas aborder ici cette autre pandémie qui frappe la planète, le Covid-19. Quel en a été l'impact sur la prise en charge du VIH sur base de votre expérience ici à Liège? Pr Moutschen: Si je me base sur l'étude publiée récemment par le Dr Gilles Darcis et sans entrer dans trop de détails chiffrés, je dirais que, comme on pouvait s'y attendre, les patients ont été vus moins souvent et moins d'analyses de charge virale ont été effectuées. On a la chance de disposer de traitements robustes et très bien tolérés auxquels l'adhérence thérapeutique est bonne ce qui fait qu'on a l'impression qu'il n'y a pas eu trop d'échappements thérapeutiques ou de patients perdus de vue. De plus, il y a eu moins de dépistage des IST et des cancers colo-rectaux. Sur ce dernier point cependant, on ne dispose pas de recul suffisant pour en mesurer l'impact réel. Concernant la vaccination contre le Covid, ça n'a pas toujours été simple d'en expliquer la nécessité à nos patients: la notion d'immunodéficience et d'infection rétrovirale chronique générant bon nombre de questionnements chez ces derniers vis-à-vis de l'innocuité du vaccin. Sans chiffres précis pour l'instant, je dirais que l'acceptation a été bonne et comparable à celle de la population générale. Il est intéressant de rappeler que nous avons été confrontés dans le passé aux théories complotistes: au début de la pandémie de VIH/SIDA: l'existence même du VIH ou sa responsabilité dans la survenue du SIDA étaient mises en doute par certains qui préféraient évoquer un complot du lobby pharmaceutique désireux de vendre des antirétroviraux inutiles et toxiques.