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Les investisseurs retenaient leur souffle le 22 février dernier, au lendemain de la publication de ses résultats du dernier trimestre par Nvidia, le concepteur des semi-conducteurs les plus en vue du moment. L'entreprise californienne est en effet le spécialiste incontesté des processeurs graphiques conçus au départ pour les jeux électroniques. Et dont on s'est aperçu qu'ils étaient indispensables au développement de l'intelligence artificielle (IA). Cette découverte par les milieux financiers date de la fin 2022, avec le lancement du fameux ChatGPT. Depuis, le cours de l'action Nvidia a été multiplié par plus de six. Et, soit dit en passant, par plus de 180 sur dix ans... Le suspense du 22 février tenait à une question: les analystes financiers n'ont-ils pas, dans leurs prévisions, extrapolé à l'excès la formidable progression de l'entreprise durant les trimestres précédents? Réponse: non, que du contraire! Les chiffres du dernier trimestre 2023 (en réalité clôturé peu avant la fin janvier) sont époustouflants: à un an d'écart, le chiffre d'affaires est multiplié par 3,6 et le bénéfice par cinq. De pareils bonds n'auraient rien d'extraordinaire pour une petite société en phase de décollage. Mais Nvidia est une entreprise mature, dont les ventes ont dépassé 60 milliards de dollars l'an dernier. Ces chiffres sont dès lors fabuleux. "On n'a jamais rien vu de tel", s'extasie ainsi la banque Saxo. "Cela ne devrait pas être possible", ajoute-t-elle même, soulignant la marge nette ahurissante (plus de 55%! ) de l'entreprise. Les investisseurs accueillent ces fabuleux résultats comme tels: le cours de l'action grimpe de 16,4% sur la journée. Résultat: l'entreprise vaut 277 milliards de dollars de plus que la veille! Avec une valeur frisant les 2.000 milliards, Nvidia monte sur le podium aux côtés d'Apple et Microsoft. Belle consécration pour une société qui n'était, voilà un an et demi à peine, connue que des spécialistes du secteur. Un vrai conte de fées, en somme. Justement: ne risque-t-on pas de se réveiller un jour en face de la réalité? Nvidia et les autres actions du secteur technologique ne sont-elles pas (beaucoup) trop chères? D'autant que certaines autres étoiles sont plus filantes encore. Retenons ainsi Super Micro Computer. Spécialité: les accélérateurs pour processeurs graphiques. Quand ces derniers se vendent comme des petits pains, chez Nvidia mais également chez ses autres clients que sont Meta, Intel ou AMD, on comprend que les premiers suivent. Et le cours de bourse suit lui aussi: l'action Supermicro, nom usuel de l'entreprise, a récemment explosé à plus de 850 dollars, venant de quelque 40 dollars à peine en été 2022. Plus fort encore que Nvidia! La question s'impose donc: après de pareilles envolées, ces actions ne sont-elles pas devenues trop chères et donc dangereuses? Rappelons que la mesure de cherté d'une action est classiquement son rapport cours-bénéfice (C/B). Noté P/E (pour price/earning) en anglais, langue de la finance. Alors que le cours retenu pour l'action est celui du moment, le bénéfice, exprimé par action, vaut pour une année donnée. Ce peut être l'an dernier, l'année en cours ou la suivante. S'il résulte d'un calcul précis pour 2023 dès l'instant où le bénéfice est connu, on comprend que ce ratio se base sur une estimation plus ou moins fiable pour les années suivantes. Cette réserve étant exprimée, ce ratio se situe aujourd'hui aux environs de 27 pour l'ensemble de la bourse américaine. En comparaison, avec un P/E attendu de 59 pour 2024, Nvidia semble fort chère. Trop? En réalité, le raisonnement doit se prolonger, pour une raison toute simple: une entreprise affichant des bénéfices en forte croissance vaudra, à terme, beaucoup plus qu'une autre qui patine. Les investisseurs sont donc prêts à la payer plus cher dès à présent. Les analystes ont donc inventé un autre ratio, très parlant (mais curieusement peu utilisé): le PEG, soit le P/E corrigé de la croissance (growth). Et là, surprise! En tenant compte de cette croissance attendue (sur cinq ans), le ratio PEG de la bourse américaine est de 4,8, tandis que celui de Nvidia est inférieur à 1,3! Suivant ce ratio, mais oui, cette action est donc très bon marché. Soyons clair: on ne saurait prendre le ratio PEG pour argent comptant. Il est évident que la croissance estimée pour les cinq prochaines années, basée sur ce que l'on sait aujourd'hui, pourrait se révéler erronée. Une technologie nouvelle, par exemple, peut mettre Nvidia sur les genoux en peu de temps. Quasiment impensable dans les mois qui viennent, mais dans deux ou trois ans? On comprend donc que les investisseurs prennent une grosse marge de sécurité et ne se ruent pas davantage sur cette action, dont le cours s'est stabilisé. Car si elle est théoriquement bon marché dans une perspective de cinq ans, elle est quand même chère aujourd'hui. Dans le même temps, compte tenu d'une cherté qui ne vaut qu'à court terme et pas du tout à long terme, on comprend aussi pourquoi les commentaires demeurent globalement positifs à l'égard de la technologie en général et de l'intelligence artificielle en particulier, y compris Nvidia. Deux exemples. Soulignant "l'importance cruciale des semi-conducteurs dans l'industrie automobile", le gestionnaire de fonds français Amplegest s'étonne que les multiples boursiers (c'est-à-dire les rapports cours-bénéfice) se soient contractés. Il affirme continuer de penser que ces entreprises offrent une "combinaison intéressante entre croissance et valorisation". De son côté, Geoffroy Citerne, spécialiste du secteur chez AXA, souligne que l'IA "va continuer à s'étendre dans beaucoup de domaines. Elle trouve de plus en plus d'applications dans la santé, la finance, la gestion d'actifs... On n'est qu'aux prémices de l'utilisation de l'IA". C'est précisément ce qu'affirmait Jensen Huang, patron de Nvidia, en commentant les résultats mirobolants de l'entreprise.