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La question du repositionnement de certains médicaments est de plus en plus souvent à l'ordre du jour. La principale raison en est que lorsqu'une molécule thérapeutique est approuvée par l'autorité régulatrice pour une indication thérapeutique, elle peut faire directement l'objet d'essais cliniques de phase III dans le cadre d'une autre indication. L'économie est substantielle et le gain de temps, considérable.On sait en effet que plus de 10 ans s'écoulent généralement entre la conception d'un médicament et son autorisation de vente sur le marché et que ce délai est majoré d'environ 25% dans la sphère des anticancéreux.Le repositionnement d'un médicament est souvent un fruit de la sérendipité, comme le met en lumière le cas devenu célèbre du sildénafil (Viagra®), initialement destiné au traitement de l'angine de poitrine. De ma-nière analogue, le milieu scientifique a découvert fortuitement, dans les années 2000, le pouvoir antitumoral du disulfiram qui, sous le nom commercial d'Antabuse®, était employé pour favoriser la désaccoutumance à l'alcool. Toutefois, le mécanisme par lequel la molécule exerçait son action antitumorale demeurait nimbé d'un épais brouillard.Le pouvoir antialcoolique du disulfiram fut lui-même détecté par hasard. " Au départ, on s'est aperçu dans des usines qui utilisaient le disulfiram dans le processus industriel de vulcanisation du caoutchouc que les ouvriers qui souffraient d'une dépendance alcoolique étaient en proie à des nausées, maux de tête, etc. après leur travail ", rapporte le Pr Raphaël Frédérick, coresponsable (avec le professeur Didier Lambert) du Medicinal Chemistry Research Group au sein du Louvain Drug Research Institute de l'Université catholique de Louvain (UCLouvain).Ce ressenti étrange et désagréable s'expliquait comme suit. L'éthanol contenu dans les boissons alcoolisées est transformé en acétaldéhyde par une enzyme, l'alcool déshydrogénase (ADH), puis en acide acétique, totalement inoffensif, par une autre enzyme, l'aldéhyde déshydrogénase. Or, le disulfiram inhibe l'aldéhyde déshydrogénase, provoquant ainsi une accumulation d'acétaldéhyde, dont on peut dire prosaïquement qu'elle est la "molécule de la gueule de bois ". L'inhalation de disulfiram lors des opérations de vulcanisation du caoutchouc plongeait donc les ouvriers dans l'état redouté par ceux qui se sont livrés à une soirée très arrosée. " L'Antabuse® ne traite pas l'alcoolisme, mais aide au sevrage en favorisant un dégoût pour l'alcool. Il s'agit en fait d'un très mauvais médicament, car il est beaucoup plus facile d'arrêter la prise de disulfiram que celle d'alcool. "Historiquement, le Medicinal Chemistry Research Group de l'UCLouvain s'est d'abord intéressé aux molécules qui se lient au système endocannabinoïde, entre autres dans le cadre d'études relatives aux drogues ou aux processus inflammatoires. Parmi ces molécules figurait le disulfiram, auquel les chercheurs attribuaient une possible action inhibitrice sur des enzymes du système cannabinoïde, en particulier la monoacylglycérol lipase. Le laboratoire élabora des analogues du disulfiram et les testa. En résultèrent quelques articles scientifiques, mais aucune retombée au niveau de la clinique ne fut enregistrée. " Notre laboratoire est riche d'une 'bibliothèque chimique' très étendue. Lorsque nous travaillons sur une cible thérapeutique, nous allons y puiser des molécules qui nous semblent intéressantes pour faire partie d'un criblage ", poursuit le Pr Frédérick.Son équipe de chimistes s'intéresse principalement à la synthèse et à l'étude de petites molécules thérapeutiques contre le cancer. C'est ainsi que lors de travaux de criblage de molécules susceptibles d'agir sur le métabolisme tumoral, et plus spécifiquement d'inhiber la phosphoglycérate déshy-drogénase (PHGDH), enzyme intervenant dans la production de la sérine, les scientifiques furent amenés à porter une attention particulière au disulfiram. Ils ont alors collaboré avec le groupe du Pr Olivier Feron, de l'Institut de recherche expérimentale et clinique de l'UCLouvain, et avec le Pr Johan Wouters du Namur Medicine and Drug Innovation Center (NaMEDIC) de l'Université de Namur. De ce travail en commun allait émaner l'élucidation d'un mécanisme par lequel le disulfiram exerce une action antitumorale. Découverte qui fit l'objet, en mars 2019, d'une publication1 dans la revue en ligne Scientific Reports attachée au groupe Nature.Pour se multiplier, les cellules ont besoin de protéines, lesquelles sont constituées d'une séquence propre d'acides aminés. Une spécificité des cellules cancéreuses est que la présence d'un acide aminé particulier, la sérine, est indispensable à leur prolifération. Dans les zones périphériques de la tumeur, les cellules malignes restent bien vascularisées et disposent d'oxygène et de nutriments. Ainsi, dans leur cas comme dans celui des cellules normales, la sérine fait habituellement l'objet d'un apport exogène suffisant via l'alimentation. Au coeur de la tumeur, la situation est tout autre (hypoxie, acidose...), de sorte que les cellules tumorales, en manque d'apports extérieurs, expriment une voie de signalisation, appelée voie de la sérine, afin de pouvoir disposer de cet acide aminé qui leur est vital.Comment les choses se passent-elles ? " Dotées en oxygène et en sucre, notamment, les cellules oxydatives, c'est-à-dire les cellules tumorales de la périphérie, pourraient se reposer uniquement sur la glycolyse aérobie pour assurer leur apport énergétique, mais il n'en est rien ", explique Raphaël Frédérick. " Elles laissent le glucose diffuser à l'intérieur de la tumeur pour le mettre à disposition des cellules tumorales dites glycolytiques, lesquelles, par la glycolyse qu'elles vont effectuer, généreront du pyruvate qui sera transformé en lactate. Ce dernier sera réexporté vers les cellules oxydatives qui l'utiliseront comme source énergétique et y seront liées par une forme d'addiction. "C'est ici qu'un pont peut être établi avec la voie de la sérine, car cette voie détourne à son profit un intermédiaire glycolytique, le 3-phosphoglycérate (3PG), qui est transformé en sérine à la suite de l'intervention successive de trois enzymes. La première est la phosphoglycérate déshydrogénase (PHGDH) ; la seconde, la phosphosérine aminotransférase (PSAT) ; la troisième, la phosphosérine phosphatase (PSPH).Les cellules tumorales manifestant une addiction vis-à-vis de la voie de la sérine, de nombreuses recherches ont été entreprises depuis quelques années afin de l'inhiber. Des travaux publiés dans Nature, notamment, ont montré que des shRNA ciblant la PHGDH entraînaient un effet antitumoral très important. Aussi les chercheurs des Universités de Louvain et de Namur ont-ils été confortés dans l'idée que la découverte d'autres inhibiteurs de la PHGDH serait d'un grand intérêt pour faire obstacle à la prolifération des cellules cancéreuses. " Se focaliser sur la PHGDH avait probablement plus de sens que cibler la PSAT ou la PSPH car cette stratégie permet d'agir plus en amont. D'autant que l'on sait par exemple que la voie de la sérine produit, à des stades précoces, des oncogènes qui favorisent la progression tumorale ", souligne le Pr Frédérick.Différentes approches de criblage furent alors initiées. L'une d'elles consistait à revisiter les molécules faisant partie de la bibliothèque chimique du Medicinal Chemistry Research Group. Il apparut que plusieurs d'entre elles exerçaient une action inhibitrice prometteuse sur la PHGDH. Certaines ont d'ailleurs fait l'objet de recherches in vivo chez l'animal, avec des résultats très encourageants. Le disulfiram faisait partie des "bons élèves". Du fait de ses propriétés antitumorales décrites dans la littérature et de l'autorisation de vente sur le marché dont il bénéficiait, il constituait un centre d'intérêt prioritaire. Les chercheurs s'attelèrent à percer son mécanisme d'action. Ils constatèrent que la molécule n'est pas un inhibiteur du site actif de l'enzyme PHGDH. En effet, contrairement à la plupart des médicaments, le disulfiram n'agit pas dans la cavité enzymatique. En l'occurrence, la cavité où est catalysée, dans la voie devant conduire à la production de sérine, la réaction enzymatique de transformation du 3-phosphoglycérate, l'intermédiaire glycolytique précédemment évoqué, en 3-phosphopyruvate. " Nous avons constaté que la PHGDH n'est pas active en tant que monomère, et que son activité nécessite que 4 exemplaires de l'enzyme se disposent les uns sur les autres afin de former un homotétramère. Dans un deuxième temps, nous avons observé que le disulfiram interagit au niveau du site de tétramérisation, interdisant ainsi la réalisation de celle-ci, c'est-à-dire le contact entre 4 enzymes. La PHGDH étant rendue inactive, la voie de la sérine s'en trouve enrayée. "Les inhibiteurs de la tétramérisation ne courent pas les rues. Dès lors, le mode d'action du disulfiram constitue une source d'inspiration pour les chercheurs du Medicinal Chemistry Research Group. Ils souhaitent s'en inspirer pour baliser des pistes menant à la création de nouveaux anticancéreux. À leurs yeux, le disulfiram en tant que tel ne représente pas une solution d'avenir, bien que la molécule soit actuellement au coeur d'essais cliniques et qu'elle ait démontré une efficacité relativement intéressante dans des modèles murins présentant différents types tumoraux (cancer de la prostate, du sein, du côlon...). " Outre son effet 'gueule de bois' en cas d'ingestion d'alcool, le disulfiram n'est pas exempt de toxicité ", commente Raphaël Frédérick. " Il peut inhiber d'autres enzymes que la PHGDH et au-delà d'une certaine concentration, il peut tuer les cellules saines. "Les chercheurs recherchent à présent des molécules au mode d'action proche de celui du disulfiram, mais offrant une sélectivité plus importante à l'égard de la PHGDH. Parfois, le hasard fait bien les choses : plusieurs inhibiteurs de cette enzyme de la bibliothèque chimique du Medicinal Chemistry Research Group répondent à ces critères. Ils ont même passés avec succès l'étape de tests précliniques in vivo. Ces résultats ont été soumis récemment pour publication.Dans l'optique de futures thérapies anticancéreuses, un écueil devra cependant être contourné. De fait, il existe une voie alternative qui, une fois surexprimée par les cellules tumorales, est susceptible de leur permettre de pallier l'inhibition de la PHGDH : la voie de la glutaminase. " Nous avons entrepris des travaux sur cette question et étudions la possibilité d'inhiber à la fois la PHGDH et la voie de la glutaminase. "En 2017, un article publié dans la revue Nature était consacré à une découverte sur le disulfiram réalisée par un groupe international conduit par le professeur Ji i Bártek, de l'Université Palacký d'Olomouc en République tchèque. Les recherches concernées aboutissaient à la conclusion qu'en présence de cuivre, le disulfiram forme une nouvelle entité chimique qui inhibe un processus de dégradation des protéines. Celui-ci étant nécessaire au métabolisme des cellules tumorales, la prolifération cellulaire est alors bloquée. Selon une image proposée par le professeur Martin Mistrik, de l'Institut de médecine moléculaire et translationnelle de l'Université Palacký, " c'est comme si vous cessiez de ramasser les ordures dans une ville ". Et de préciser : " L'effet du médicament est que les cellules tumorales ne peuvent pas éliminer les déchets métaboliques et se mettent à les accumuler. Dans ces conditions, elles ne peuvent survivre. "Des essais cliniques portant sur le disulfiram sont en cours, les uns avec adjonction de cuivre, d'autres, non. Certains cancers possèdent naturellement un microenvironnement tumoral plus riche en cuivre que d'autres. " Contrairement au mécanisme décrit dans Nature en 2017, celui que nous avons mis en évidence est indépendant de la présence de cuivre. Peut-être les deux approches se révéleront-elles complémentaires ? ", conclut le Professeur Frédérick.