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Longtemps un couteau a séjourné dans un tiroir de ma consultation, un couteau à cran d'arrêt à lame longue. J'y tenais mais un jour il a disparu. Il me venait du beau-fils d'un patient que j'ai soigné de longues années pour une bronchite chronique obstructive. Chez lui, une photo le montrait en rocker des années 50, jeune et beau. Je l'avais soutenu dans les périodes de crises, méritant ainsi l'auréole d'ange gardien de la famille. Sa fille a rencontré le grand amour, elle en a fait un album, pudique mais explicite, qu'elle m'a montré avec fierté. Ils se sont mariés. Las, l'amour de sa vie s'est révélé un grand adolescent aux poches vides qui ne rêvait que d'une belle voiture avec une stéréo hors de prix. De mésaventure en déconfiture, la jeune fille s'est lassée. Le grand jeune homme, désemparé, ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il est venu me trouver en larmes. Au bout d'une demi-heure, il a sorti le couteau avec lequel il comptait agresser sa bien-aimée et me l'a donné. Je ne sais pas ce qu'il est advenu de lui, rien n'est arrivé à la jeune femme. Le père est décédé peu après et je n'ai plus entendu parler de cette famille. En écoutant le final de Carmen, le moment où Don José a tout perdu pour l'amour d'une femme qui préfère mourir plutôt que de se soumettre, j'ai repensé à cette triste histoire et à tous ces drames que nous vivons par patients interposés. Cette obligation qu'un amoureux impose à l'autre, l'impossibilité de reconnaître l'altérité, ce rideau qui se déchire et rend fou celui qui confondait amour et possession, cette femme qui disait aimer trop son compagnon pour lui faire des reproches et finit par le quitter en laissant une épave alcoolique, nous n'en sommes le plus souvent que les témoins impuissants. Nous ne pouvons pas toujours éviter les drames. Nous ne sommes évidemment pas seuls dans le corps social à jouer les agents de prévention, mais elles ne sont pas si nombreuses, les personnes neutres, liées au secret professionnel, à qui on peut confier sa souffrance sans tomber dans l'illusion de la convivialité en ligne où pour une confiance mal placée, une confidence innocente peut instantanément transformer les amis de Facebook en millions d'ennemis. Cette sociabilité "en ligne" est surtout un vecteur de déshumanisation qui impacte malheureusement nos patients les plus isolés. Mais pourrons-nous encore longtemps rester ces personnes de confiance, en ces temps de pénuries de médecins où on nous presse de rationaliser toujours davantage notre temps de travail, où nous ne devrions plus faire que ce qui est spécifique pour gagner du temps, quitte à y perdre notre âme? Le côté aspécifique de notre profession n'aurait plus de raison d'être, on devrait sélectionner les plaintes, trier ceux qui pourront entrevoir le médecin, cet homme sérieux à l'instar de l'homme d'affaires qui vit sur sa planète en répétant sans cesse qu'il est un homme "sérieux" dans le Petit Prince de Saint-Exupéry. Pourtant, il est prouvé que les anamnèses les plus performantes sont celles où l'on laisse parler le patient sans l'interrompre. À vouloir aller trop vite, croyant affiner l'interrogatoire, on passe souvent à côté d'une information essentielle que le patient ne répétera peut-être pas. Combien de fois le vrai motif de la consultation n'est-il découvert qu'au moment où le patient met la main sur la poignée de porte? Un éditorial remarquable du New England Journal of Medicine montre qu'une pratique qui fait parler les patients dans les institutions hospitalières et qu'on accuse de faire 'perdre' du temps et donc de l'argent pour l'hôpital, est bénéfique pour la santé du patient [1]. Récemment, selon ce qui a été relaté dans la presse médicale, le Pr Jan de Maeseneer se serait exprimé en faveur d'une imposition par voie d'autorité du nombre de patients à prendre en charge par médecin et donc, de facto de leur volume de travail. Le GBO/Cartel a très clairement marqué son opposition à ce type de contraintes (lire jdm 2741). Dans les maisons médicales, il existe en ville une contrainte de quartier: ne prendre que les patients de sa zone et renvoyer vers d'autres les patients qui déménagent, diminuant ainsi les nuisances liées aux déplacements. Mais les patients qui changent le plus souvent de logement sont les patients les plus défavorisés, qui sont aussi ceux qui ont le plus de problèmes de santé mentale et physique, et qui éprouvent le plus de difficultés à établir une relation stable avec un médecin. Cherchez l'erreur. Le GBO/Cartel cherche à promouvoir les meilleurs soins, accessibles à tous, au meilleur endroit, par le prestataire le plus adéquat, au moment le plus opportun et au juste coût. Il est évident qu'il faut éviter que les médecins spécialistes en soient réduits à pratiquer des actes pour lesquels ils sont surqualifiés. En fait, ce n'est pas tellement évident, car s'il manque de médecins, il manque aussi d'infirmière. Alors, s'il faut rationaliser notre pratique, ne devrait-on pas retrouver notre couteau et commencer par tailler dans notre charge administrative et dans tout ce qui n'est pas spécifique à notre métier. Certes, cela n'empêchera pas qu'un patient pour lequel on avait prévu 15 minutes en prenne 45 avec une salle d'attente qui gronde, mais on pourra toujours se consoler avec le contestable prestige d'être un homme important ... car toujours en retard!