...

Galerie parisienne présente à Bruxelles depuis quelques années, la galerie La Forest Divonne se propose de confronter le travail de six artistes qu'elle défend avec celle d'autant de chefs étoilés, l'initiative fonctionnant par paire suite à des rencontres dans les ateliers et cuisines de ces créateurs respectifs. A Bruxelles, Tinka Pittoors s'expose chez Nicolas Decloedt (Humus et Hortense), Jeff Kowatch chez Karen Torosyan (Bozar), et Rachel Labastie chez Bonbon et Christophe Hardiquest. Bien plus qu'une simple confrontation comme l'explique le galeriste Jean de Malherbe dans l'encadré ci-contre, c'est à une mise en rapport, en symbiose, des plats et des oeuvres à laquelle se livre chaque duo. L'occasion pour la plasticienne Rachel Labastie et le cuisinier Christophe Hardiquest de passer.... à table Le journal du Médecin: Les chefs- d'oeuvre exposés sont-ils considérés comme des hors-d'oeuvre au repas ou comme des chefs-d'oeuvre à part entière? Christophe Hardiquest: Ce sont des oeuvres à manger. Lorsque je regarde une oeuvre d'art, notamment celle de Rachel, j' y perçois toute la sensibilité: ce sont des émotions à manger. Elle a, au même titre que moi, une sensibilité émotionnelle par rapport à son travail, d'où l'intérêt de mettre ces personnes qui ont des émotions différentes, mais communes, ensemble. Aujourd'hui, nous sommes beaucoup déconnectés par rapport à nos émotions. Nous rentrons dans une nouvelle époque où faire attention aux choses, à l'autre et à ses émotions sera primordial. Il y a donc une résonance entre les oeuvres et les plats... Rachel Labastie: Oui, dans la démarche aussi et les recherches. C.H.: Je travaillais déjà l'argile rouge avant de connaître Rachel, mais sa rencontre n'a fait que renforcer ma réflexion autour de la nourriture, parce que l'argile est un produit naturel que l'on peut utiliser pour des cuissons: l'on fait également du modelage. Le projet que nous mettons en place, le menu que nous allons proposer aura un rapport avec le modelage: modeler l'argile comme Rachel le fait, mais sous une autre forme. R.L: Il y a le rapport à la main, à la cuisson, car j'expérimente différentes températures et manières de cuire: parfois dans la terre, parfois au gaz, pas nécessairement dans des fours. C.H.: Je dois également réfléchir à la cuisson parce que l'argile, lorsque je la travaille un peu, je le fais avec la farine, car j'ai besoin de pouvoir obtenir une masse pas trop humide, que cela fasse comme un feuilleté... Mais je cuis à 165 degrés, alors que Rachel cuit à haute température. Vous considérez vous chacun comme artiste ou artisan? R.L.: Je me considère comme une artiste, mais le faire est très important dans mon travail. J'ai un grand amour de l'artisanat et du faire, de la main et du geste, du manuel. La différence entre l'artisan et l'artiste et qui fait que nous sommes tous deux artistes est qu'outre dextérité dans la main, le geste, la recherche, nous avons une démarche d'être constamment en recherche, dans un rapport émotionnel au monde, sensible, et que nous voulons partager. De ce fait, nous nous situons dans la même démarche, démarche qui fait la différence. C.H.: L'artisan est assez pragmatique ; l'artiste pousse toujours les règles plus loin, et ne se met pas de limites. Donc c'est bien cet équilibre entre les deux qui fait que le projet réussi. Je ne sais pas ce qui est le plus important: l'objectif atteint ou la démarche pour y parvenir. A mes yeux c'est le cheminement, voire le processus de l'artiste ou l'artisan. Lorsque l'on a atteint l'objectif... l'on s'ennuie. C'est le fait de se mettre en difficulté, le chemin parcouru, pas l'objectif comment l'artiste ou l'artisan cherche, bouscule, se bouscule, ne dort pas. R.L.: Le chemin est le plus passionnant. Si l'oeuvre au bout est comme on l'a imaginé au départ, cela n'a pas d'intérêt. Par les accidents, les rencontres, le projet va évoluer sans cesse. C'est l'énergie d'une recherche. Vous avez chacun un intérêt pour vos univers réciproques. Ce qui fascine c'est la couleur chocolat de vos oeuvres... R.L.: C'est la couleur de l'argile, sans que cela soit en lien avec le chocolat. Christophe m'a dit les goûts que lui évoquaient les oeuvres la première fois qu'il est venu dans mon atelier. Ce à quoi je n'avais absolument pas pensé: le lien entre goût et sculpture. C.H.: C'est du domaine de l'interprétation, avec nos croyances et ce que nous sommes. L'art tient à la subjectivité et la sensibilité. Rachel et moi avons les mêmes fissures, les mêmes blessures peut-être, et le fait de pouvoir s'exprimer de façon artistique est une manière de se soigner à travers son art. C'est pour cela qu'un artiste n'est jamais intéressant au début de sa carrière, mais à la fin de sa vie. Parce qu'il s'est soigné et l'on voit l'évolution de l'artiste qui, à la fin de son existence, est parvenu à une sorte d'harmonie. Je suis persuadé que c'est une manière de se soigner, d'exprimer quelque chose de montrer au monde qu'on a existé, à travers ce qu'on était, à travers l'héritage que l'on a eu et qu'on laisse à son tour: l'âge amène plus que ce qu'il ne retire. Le fait de prendre de la maturité, nous permet d'être plus en accord avec nous-même, sans prêter attention au regard des autres: peu importe que l'on soit cuisinier, artiste ou musicien, l'important est de créer une oeuvre témoin de notre passage sur terre. Et qu'elle serve à d'autres générations... L'art est question de regard et de goût, il en est de même pour l'assiette quelque part? C.H.: Raison pour laquelle le jugement est compliqué: on peut analyser, mais on ne peut pas juger. Chacun sa vérité. Il est important de garder sa subjectivité et de pouvoir dire j'aime ou pas. La cuisine actuelle ne vire-t-elle pas à l'abstraction? C.H.: Il y a un engouement pour la cuisine, avec beaucoup de courants ; mais c'est comme dans tout: sans bases solides, pas de structure: il n'y a pas de cuisine moderne, sans base classique. Aujourd'hui, si vous demandez à un jeune de faire une blanquette, il ne sait pas de quoi vous parlez. On est effectivement dans l'abstrait. Mais il ne faut pas oublier que ce sont des cycles, comme dans n'importe quel domaine. R.L.: Le parallèle entre la cuisine et l'art, c'est qu'il faut la formation classique avant de pouvoir la déconstruire et arriver à autre chose... Lorsque vous regardez les créations de Christophe, vous les considérez comme des sculptures ou des peintures? R.L.: On peut parler, comme en peinture, de couleur, de texture: si je mélange les deux cela devient... un bas-relief (rires) La plasticienne Rachel Labastie et le chef Christophe Hardiquest de Bonbon se font cuisiner: " Le parallèle entre la cuisine et l'art, c'est qu'il faut la formation classique avant de pouvoir la déconstruire et arriver à autre chose..."