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Bien que son étiologie soit loin d'être parfaitement élucidée, il est établi que la schizophrénie, dont la prévalence est de l'ordre de 1% dans toutes les régions du monde, a une origine plurifactorielle. Ainsi, les travaux de recherche montrent que la génétique explique quelque 30% du risque de morbidité, mais également que des complications obstétricales et des problèmes prénataux ou périnataux peuvent entraîner des anomalies du cortex cérébral et faire ainsi le lit de la maladie. Sont également mises en cause des infections virales survenant durant la grossesse, le plus souvent la grippe, et d'autres causes potentielles comme le diabète gestationnel, le faible poids à la naissance ou la malnutrition. Par ailleurs, des anomalies neurodéveloppementales ont été observées en neuroimagerie dans le cerveau de schizophrènes, dont une hyperactivité du système dopaminergique mésolimbique et mésocortical en relation avec l'expression des symptômes positifs de l'affection, en particulier les délires et les hallucinations. De même, la sérotonine serait impliquée dans les symptômes négatifs, caractérisés par un repli sur soi lié à une carence émotionnelle, par une perte de volonté, de dynamisme, de motivation et par une pauvreté du discours, reliquat de réponses brèves, laconiques, vides reflétant un tarissement des pensées et non une réticence à parler. En 2022, dans le cadre du Pôle de recherche national suisse NCCR-Synapsy(The Synaptic Bases of Mental Diseases), qui vient de refermer ses portes après 12 ans de travaux, des scientifiques de l'Université de Genève (Unige) ont mis en évidence que des dysfonctionnements dans la communication entre les aires cérébrales pourraient être fortement corrélés avec l'apparition de la schizophrénie. Depuis de nombreuses années, les chercheurs genevois s'intéressent à la microdélétion 22q11.2 sur le chromosome 22. Dans 90% des cas environ, elle apparaît de novo et dans une dizaine de pourcents est héritée des parents. Elle touche un nombre réduit d'individus (un sur 2.000) et induit un spectre assez large de symptômes légers à graves. Tantôt ils sont de nature physique (malformations cardiaques et palatines, dysmorphie faciale, immunodéficience), tantôt il s'agit de troubles neurodéveloppementaux. Comparés à la population générale, les porteurs de la délétion s'avèrent plus fréquemment atteints de pathologies psychiatriques, telles l'anxiété, la dépression et la schizophrénie, ainsi que d'affections neurologiques, dont en particulier la maladie de Parkinson. "25 à 30% des enfants qui présentent la délétion 22q11.2 développeront une psychose à l'âge adulte, notamment la schizophrénie", rapporte Vincent Rochas, chercheur au sein du Functional Brain Mapping Laboratory de l'Unige, dirigé par le Pr Christoph Michel. C'est la raison de l'intérêt conjoint de ce groupe et de celui de Stéphane Eliez, professeur au département de psychiatrie de l'UNIGE et président de 22q11 Europe. Les résultats des recherches entreprises (deux études) furent publiés en 2022 dans les revues The American Journal of Psychiatry et Biological Psychiatry. Leur objectif était d'apporter une pierre à une meilleure compréhension du développement de la schizophrénie, avec pour retombées potentielles la possibilité d'un diagnostic très précoce de l'affection et la mise en oeuvre de nouvelles interventions thérapeutiques au moment qui se révélerait le plus opportun. Dans la première des deux études, les chercheurs constituèrent deux groupes composés d'enfants, d'adolescents et de jeunes adultes, dont l'âge était compris entre 7 et 30 ans. L'un comprenait 58 individus porteurs de la délétion 22q11.2 avec ou sans symptômes schizophréniques ; l'autre, 48 sujets témoins. Dans le cerveau des mammifères, l'activité électrique des neurones répond à des rythmes oscillatoires détectables par EEG. "L'activation coordonnée de ces différentes ondes, qui régit par exemple le traitement des stimuli sensoriels ou la consolidation des souvenirs, permet au cerveau de fonctionner correctement. Nous soupçonnions le rôle déterminant des ondes gamma (au-dessus de 30 hertz), la fréquence la plus élevée des rythmes cérébraux, dans l'apparition des symptômes de la schizophrénie", indiquent Stephan Eliez et Christoph Michel. Les capacités de traitement des informations auditives sont fréquemment affectées chez les personnes schizophrènes, lesquelles développent souvent des hallucinations dans cette modalité sensorielle. Afin de détecter d'éventuelles perturbations dans la communication cérébrale, les chercheurs ont mesuré, chez les participants à leur expérience, l'activation des ondes gamma en réponse à une stimulation auditive développée et utilisée auparavant chez d'autres patients psychotiques par le laboratoire du Pr Peter Uhlhaas, à l'Université de Glasgow, qui a aussi collaboré aux présents travaux. "Ayant sélectionné des individus âgés de 7 à 30 ans, nous espérions déterminer à partir de quelle période de la vie se manifestent des signes de perturbation", précise Vincent Rochas. Il apparut que, par rapport aux sujets témoins, les enfants et adolescents porteurs de la délétion 22q11.2 sans troubles schizophréniques avérés avaient des schémas de perturbation des ondes gamma (un déficit d'activation au niveau des aires auditives) similaires à ceux des patients souffrant de la maladie. Chez les plus jeunes, la différence avec les sujets témoins de même âge était néanmoins relativement discrète, car chez les enfants, la réponse gamma n'est pas mature. Comme le soulignent en outre les chercheurs, les recherches dévoilèrent également une croissance linéaire des oscillations dans la bande gamma chez les personnes sans prédisposition génétique à la schizophrénie. Autrement dit, ils mirent en évidence une maturation progressive de la communication entre les aires cérébrales concernées au fil de l'avancée vers l'âge adulte. Première auteure de l'article publié dans The American Journal of Psychiatry, Valentina Mancini explique que cette maturation était absente chez les porteurs de la délétion 22q11.2 quel que soit leur âge. "Ce qui suggère", dit-elle, "un développement anormal des circuits sous-tendant les oscillations neuronales durant l'adolescence".Ce n'est pas tout. Les neuroscientifiques ont découvert une corrélation très significative entre l'importance du déficit d'activation des ondes gamma et la sévérité des troubles dont souffraient les patients psychotiques - les hallucinations auditives, notamment. La réduction de la réponse dans la bande gamma était par ailleurs corrélée avec l'atrophie du cortex auditif chez les individus en proie à des symptômes psychotiques. L'ensemble de ces résultats confirme l'existence d'une progression neurobiologique de la maladie et soutient l'idée d'une apparition très précoce du dysfonctionnement enregistré au niveau de la réponse gamma. Associée à ce déficit d'activation se manifestait aussi une diminution de la réponse des ondes thêta, ondes de basse fréquence comprise entre 4 et 8 hertz. Ce second dysfonctionnement concernait de plus vastes territoires que le cortex auditif, puisqu'il touchait notamment le cortex frontal. La question était alors: y a-t-il un lien entre les deux déficits, gamma et thêta? Oui, les chercheurs ayant observé un "couplage phase d'amplitude": l'amplitude des oscillations gamma au niveau local (le cortex auditif) était influencée par la phase des oscillations thêta dans le cortex frontal. "Il y avait donc couplage entre deux régions et entre deux fréquences", commente Vincent Rochas. Les neuroscientifiques constatèrent une diminution du couplage chez les porteurs de la délétion 22q11.2, ce qui expliquerait la réduction subséquente de la réponse gamma. Publiée dans Biological Psychiatry, la seconde étude explorait une autre voie sensorielle, la vision. Elle fit appel à 65 individus porteurs de la délétion 22q11.2 et 63 sujets témoins. Comme sa devancière, centrée sur l'étude du traitement des informations auditives, elle recourait à l'EGG à haute densité (256 électrodes). À quelques nuances près, les résultats expérimentaux obtenus furent marqués au sceau d'une grande similitude avec ceux publiés six mois plus tôt dans The American Journal of Psychiatry. Ils soulignaient de nouveau, chez les porteurs de la délétion 22q11.2, un déficit de communication entre aires cérébrales lié à des dysfonctionnements thêta et gamma. Il est légitime d'imaginer que la réponse gamma à une stimulation sensorielle puisse constituer un marqueur du risque de cheminement vers la schizophrénie. "Il resterait cependant à identifier le meilleur moment lors du développement de l'enfant pour intervenir en fonction de ce potentiel virage pathologique", considèrent les chercheurs genevois et glaswégiens. "Il est hautement probable que ce moment se situe à l'adolescence, période de la vie où le déficit d'activation des ondes gamma se révèle pleinement et où apparaissent généralement les premiers symptômes de la psychose", dit Valentina Mancini. Intervenir, mais comment? En 2019, une équipe dirigée par le Pr Pico Caroni de l'Institut Friedrich Miescher, à Bâle, a montré sur un modèle murin de la schizophrénie que des traitements ciblés avec des antipsychotiques classiques, administrés vers la fin de l'adolescence à des souris transgéniques prédisposées à la maladie, permettaient de prévenir durablement les dysfonctionnements neuronaux et, par là même, les déficits cognitifs qu'ils auraient pu engendrer. De façon plus précise, les chercheurs suisses ont ciblé durant six à dix jours le réseau de neurones à parvalbumine de l'hippocampe, structure clé des phénomènes de mémorisation. Ces neurones inhibiteurs jouent un rôle essentiel dans l'organisation et la synchronisation des réseaux neuronaux. Pourquoi l'hippocampe? Parce que si les neurones à parvalbumine dysfonctionnels ne se propagent que dans le cerveau des souris adultes, ils sont déjà présents dans leur hippocampe dès l'adolescence. Par ailleurs, une autre piste consisterait à corriger le déficit d'activation des ondes gamma identifié dans les études publiées dans The American Journal of Psychiatry et Biological Psychiatry, en recourant à des techniques de neurostimulation non invasives ciblant les régions cérébrales incriminées. "Nous menons actuellement une étude de ce type chez des sujets présentant une réponse amoindrie des oscillations gamma. Nous centrons la neurostimulation par courant alternatif sur la mémoire de travail, dont le déficit avéré chez les patients affecte leur cognition au quotidien. L'objectif est d'agir sur le couplage entre les ondes thêta et gamma et, partant, sur les oscillations gamma", conclut Vincent Rochas.