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Le journal du Médecin: Votre livre consacre 150 pages aux théories psychanalytiques. Pourriez-vous les caractériser succinctement? Pr Jacques Van Rillaer: les travaux empiriques sur des énoncés psychanalytiques ont conclu que les développements freudiens ont donné lieu aux énoncés les plus contradictoires, une Tour de Babel. Je me suis limité à peu près à ce que Freud appelait les "piliers" de sa théorie: l'importance de l'inconscient, du "refoulement", du "transfert" et de la sexualité infantile. À la fin de sa vie, Freud disait que son plus grand titre de gloire était "la mise à découvert du complexe d'OEdipe refoulé" et que c'était ce qui lui avait valu le plus de réactions hostiles. La vérification des théories analytiques est une question délicate. Des épistémologues comme Karl Popper considèrent la psychanalyse comme une pseudo-science parce qu'elle est immunisée contre toute remise en question par des observations. Le freudisme, disent-ils, est irréfutable comme le sont les croyances pour les adeptes d'une religion. Cette comparaison vous paraît-elle justifiée? C'est évident pour les interprétations données au cours d'une cure psychanalytique. Dans le cas célèbre du petit Hans, Freud explique sa peur des chevaux par la peur d'être castré à cause de son désir d'inceste. En fait, le gamin est agressif à l'égard de sa mère et adore son père. Pas un OEdipe donc? Si, réplique Freud: l'agressivité pour la mère est l'expression d'"impulsions sadiques" qui sont, en fin de compte, des impulsions incestueuses ; l'affection pour le père est une "formation réactionnelle" au désir de l'éliminer. "Pile" Freud gagne ; "face" le contradicteur perd. L'inconscient freudien explique tout, comme l'au-delà dans les religions. On peut estimer qu'il en va autrement pour les théories. On peut en effet y "découper" des propositions que l'on peut mettre méthodiquement à l'épreuve des faits. Il faut toutefois que ces propositions présentent, comme disait Popper, le risque d'être réfutées par des observations et d'être abandonnées. Si aucun fait imaginable ne pouvait potentiellement les invalider, il ne s'agirait pas de propositions "scientifiques". Ainsi, concernant le complexe d'OEdipe, des chercheurs ont examiné si les enfants de trois à cinq ans préféraient nettement le parent du sexe opposé. Ils n'ont observé qu'une petite différence statistique. Mais "préférer" le parent, c'est la version populaire du fameux complexe. Freud, lui, écrit que le petit garçon veut avoir des relations sexuelles avec sa mère, " mit der Mutter sexuell verkehren", et qu'il veut tuer son père, " der Vater töten". Freud spécifie: c'est toujours ainsi dans l'inconscient, quels que soient les faits observés. En définitive, Popper n'avait pas tort de qualifier la psychanalyse de pseudo-science, car les remises en question basées sur des observations sont la plupart du temps désamorcées sous prétexte qu'elles ne concernent pas vraiment la doctrine freudienne. Dans quelle mesure la cure analytique s'avère-t-elle efficace? Il faut mettre "cure analytique" au pluriel car, dès le début du mouvement freudien, la pratique est loin d'être unifiée. Ainsi le dispositif de la cure: la durée des séances varie selon les analystes, des analystes reçoivent en face à face, comme le faisaient déjà Jung et Erickson. Plus important: des divergences dans la façon d'interpréter sont rapidement apparues. Freud voyait de la sexualité refoulée partout. Pour Adler, l'essentiel était le désir de se valoriser et de s'affirmer, pour Stekel, la peur de la mort, pour Jung, des archétypes, etc. Ces divergences ont conduit à des conflits et à la création d'écoles différentes. À cela s'ajoute que, surtout aux États-Unis, on appelle psychanalyse ou thérapie "psychodynamique" un méli-mélo de freudisme, d'autres techniques et de diverses conceptions. On ne peut pas parler de l'efficacité de "la" psychanalyse. Il n'y a pas plus "la" psychanalyse qu'il n'y a "la" médecine. D'accord, mais Freud a-t-il obtenu régulièrement des résultats positifs? Très peu. En 1909, il écrivait au pasteur et psychanalyste suisse Oskar Pfister que la cure requiert d'être normal et donc ne s'applique qu'à des gens qui n'en ont pas besoin. En 1911, il écrivait au psychiatre Ludwig Binswanger que pratiquer la psychanalyse est comparable à "du blanchiment de nègres". Dès les années 1910, il s'est quasi limité à faire de la "formation": des "analyses didactiques", imposées pour être reconnu "analyste" dans son association. On peut souligner qu'il avait reçu des cas difficiles et qu'il était, de l'avis de disciples, un piètre thérapeute, préoccupé avant tout de ses théories. En 1952, le psychologue Hans Eysenck a lancé un pavé dans la mare. Il a comparé l'évolution de "névrosés" traités par la psychanalyse, par le médecin de famille et par des psychothérapeutes "éclectiques". Il a constaté deux tiers d'améliorations après deux ans dans les trois groupes (lorsqu'on ne tient pas compte des abandons en cours de traitement). Une mauvaise nouvelle pour la psychanalyse qui est généralement plus coûteuse. Par la suite, les recherches se sont multipliées dans les pays anglo-saxons en tenant compte de nouvelles thérapies. En 2004, la France a comblé son retard par une étude impressionnante de l'Inserm. Il s'agit d'une méta-analyse menée par une quinzaine de chercheurs qui ont travaillé sur environ mille publications soigneusement sélectionnées en fonction de critères méthodologiques. La comparaison des thérapies cognitivo-comportementales (TCC), de la thérapie familiale et des thérapies psychodynamiques ou psychanalytiques conclut que les premières sont nettement les plus efficaces tandis que les thérapies psychodynamiques le sont le moins. À travers ses déclarations, Freud lui-même relativisait la portée des thérapies psychanalytiques, non? Il disait entre autres que sa méthode ne valait que pour "une petite névrose". Il n'a jamais réussi à guérir un psychotique ou un toxicomane, malgré des tentatives. Les résultats positifs qu'obtiennent les analystes s'expliquent par des événements qui interviennent au cours du temps et surtout par des "facteurs thérapeutiques non spécifiques", communs à beaucoup de thérapies: la foi dans le traitement, l'alliance de travail (l'accord sur les objectifs et les moyens à mettre en oeuvre), le contact affectif, l'écoute empathique, la modification de significations et de la façon d'envisager des problèmes, l'incitation à essayer de nouveaux comportements. Les TCC obtiennent de meilleurs résultats car elles ne se contentent pas d'interpréter des significations: elles aident les patients à modifier activement leur façon de penser et à faire des expérimentations comportementales. La rumination et la corumination avec le thérapeute a un effet démobilisateur, déprimant. Le patient a besoin d'une "échelle" pour sortir du "trou" et non d'une "pelle" pour "creuser" indéfiniment. Il faut savoir que les thérapeutes provoquent parfois des "effets de détérioration". Des 31 patients de Freud dont on connaît bien l'évolution, trois seulement ont guéri. Certains ont fini à l'asile, trois se sont suicidés et quatre autres ont fait une tentative. Déjà en 1911, quand Jung lui annonça le suicide de son assistant, Freud répondit le 2 avril: "Je suis frappé de ce qu'en fait nous consommons beaucoup de personnes". La psychanalyse reste très prisée en France. Comment l'expliquez-vous? Dans le petit livre que Freud a consacré à l'histoire de son mouvement, il écrit en 1914 que la France est de tous les pays européens le moins réceptif. L'incubation a été lente, mais à partir des années 60, c'est le déferlement. Le phénomène a suscité l'enquête d'une sociologue du Massachusetts Institute of Technology, Sherry Turkle, qu'elle a publiée dans le livre La France freudienne. Le facteur le plus important est "l'effet Lacan". À partir des années 50, le "Freud français" a, comme Freud, fait essentiellement des didactiques, mais il a réduit la durée des séances à quelques minutes. Après dix années de mises en garde, l'Association internationale n'a plus reconnu ses didactiques. Lacan a alors fondé sa propre école en 1964. Il a ouvert toutes grandes les portes de la psychanalyse: nul besoin d'un diplôme de psychologie ou de psychiatrie, il suffit d'une "didactique", l'assistance à des séminaires et des "contrôles" pour obtenir le titre, à quoi s'ajoute que le titre n'est pas légalement protégé, ni en France ni ailleurs. Le nombre d'analystes lacaniens a rapidement explosé. Lacan a séduit des intellectuels, en particulier des philosophes, par un enseignement qui consistait à parler de psychanalyse dans le style de Hegel et Heidegger. Les cours dispensés dans l'enseignement secondaire en France n'ont-ils pas joué un rôle important également? Effectivement. Les lycéens français suivent tous un cours de philosophie où un des principaux thèmes est l'inconscient et où Freud est généralement à l'honneur. Beaucoup de philosophes ont vu dans la "science" psychanalytique une occasion de renouveler leur discours sur le Sujet, le Désir, la Finitude, etc. Dans les universités, l'enseignement de la psychiatrie et de la psychologie clinique est passé aux mains de psychanalystes. En 68, comme dit Turkle, "la France fut saisie par une fièvre de paroles". La psychanalyse y a contribué et en a largement profité. Le vocabulaire psychanalytique a envahi le langage et la vie. La psychanalyse est apparue comme une justification rationnelle de la libération sexuelle. Lacan a véhiculé un message de subversion et de transgression. Les déçus du marxisme et du catholicisme ont trouvé une alternative. Mai 68 a déstabilisé les parents d'adolescents en sorte que la demande en experts psys a explosé.