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Professeur émérite de biologie qui a dirigé le Centre Cavaillès d'histoire et de philosophie de l'ENA à Paris, Michel Morange, auteur d'une biographie de Pasteur, analyse, au travers du passé lointain ou très récent de l'histoire des vaccins, les racines de l'opposition à ces derniers, en pointant entre autres les manquements au niveau de la communication à leur sujet, notamment lors de la pandémie de covid. Le journal du Médecin: souvent les vaccins sont une sorte de bricolage? Pr Michel Morange: C'est en effet mon impression en analysant la saga des vaccins au cours de l'histoire: depuis Pasteur et encore un peu aujourd'hui, c'est du bricolage. Bricolage sans doute de mieux en mieux contrôlé. Néanmoins, il y a souvent des surprises ou des échecs, voire des effets indésirables et qui sont difficilement et même pas du tout prévisibles. Certains, dans la population, voudraient un retour à la tradition naturelle, faire comme dans le cas de certaines maladies infantiles en sorte que cela "passe". Ce qui est bien entendu impossible, comme vous l'indiquez dans votre ouvrage... Il s'agit d'une image tout à fait idéalisée du passé. Il est vrai que nous avons tous eu des maladies liées à l'enfance, pas très sérieuses en général. Mais parmi celles-ci, il en existe tout de même qui peuvent avoir des conséquences graves, comme la rougeole. Beaucoup de parents ont voulu se passer du vaccin contre la rougeole parce qu'il avait été accusé erronément d'être responsable d'autisme. Aux États-Unis notamment, dans certaines communautés qui refusaient de vacciner, les parents leur préféraient une "méthode naturelle" de mise en contact d'un enfant développant la maladie avec un autre qui ne l'avait pas encore développée afin qu'il l'attrape. Sauf que la rougeole peut développer une forme bénigne chez un individu, mais peut prendre des formes plus graves chez un autre. Vous pointez le manque de communication durant le covid, et puis le fait que les politiques souhaitent un risque zéro impossible au détriment de l'aspect coût-bénéfice du vaccin? Exactement. Un bénéfice important par rapport au risque léger, mais qui existe, ne vaut rien à leurs yeux. Évidemment, ce n'est pas une position raisonnable et cela ne signifie pas que l'on doit accepter des risques très élevés, mais celui inhérent à toute pratique humaine. Dans la recherche pour les vaccins, vous pointez l'importance de la mise en commun des connaissances, ce qui va à l'encontre de la rivalité, parfois militaire, qu'il peut y avoir entre les pays... Non seulement de la rivalité entre peuples, mais également entre firmes pharmaceutiques. Un autre problème est la spécialisation croissante des milieux scientifiques: des chercheurs se spécialisent sur un aspect d'une question, mais pas sur tous. Votre avis à propos du Spoutnik? Était-ce un vaccin valable et aurait-on pu l'adopter dans l'Union européenne à l'époque où l'on en manquait? Je ne suis pas un spécialiste des essais sur les vaccins scientifiques, mais il me semble qu'on a sans doute fait preuve une méfiance exagérée vis-à-vis de vaccins faits par des méthodes plus traditionnelles, par atténuation du virus, émanant d'un pays disposant d'une bonne tradition de production de vaccins satisfaisants ; nous l'avons également rejeté parce que nous, Occidentaux, développions des vaccins d'un type nouveau, les vaccins ARN, les autres apparaissant dès lors de qualité inférieure. C'était peut-être aller un peu vite en besogne... Y aurait-il eu un aspect politique à ce refus? Oui, une méfiance, un refus politique dont j'ignore les raisons. D'autant que dans le cas de l'URSS avant son effondrement, le système de santé n'était certainement pas mauvais. Les scientifiques ont du mal à reconnaître les limites de leurs connaissances, écrivez-vous. Ce serait plus sain de l'avouer? Oui. Le pire étant que souvent, entre eux, les scientifiques ont conscience de ces problèmes et sont prêts à échanger sur ces difficultés ; mais dès qu'ils se tournent vers de plus larges communautés, ils s'imaginent que s'ils expriment leurs doutes, cela risque de semer le doute dans leur auditoire. Une attitude non seulement répréhensible, mais surtout suicidaire: il vaut mieux admettre qu'il y a encore des inconnues, plutôt que de le reconnaître a posteriori. Avouer son ignorance est toujours la meilleure attitude. Cette sorte de jacquerie antivaccinale, plus importante en France que dans des pays comme la Belgique, que l'on a observée à propos du covid, n'est-elle pas due au fait de la verticalité des décisions imposées? Tout à fait. La stratégie sanitaire contre le covid n'a pas compté sur les médecins. On a préféré vacciner sur une grande échelle de milliers de personnes dans de grands vaccinodromes, ce qui fut de mon point de vue une catastrophe. Certes, beaucoup de personnes se sont fait vacciner de la sorte, mais il y a une classe de la population qui a été très mal vaccinée, les personnes âgées et très âgées. Ces personnes vont voir leur docteur, ne vont pas se rendre dans un vaccinodrome. Pour beaucoup d'entre elles, ce n'est pas leur habitude. Elles ont par ailleurs quelquefois des problèmes de déplacement. Alors, sauf si elles ont des enfants ou de la famille, elles n'ont pas été facilement vaccinées. Au bout d'un moment, la part de la population française qui n'était pas vaccinée était celle qui risquait le plus d'être infectée par le virus. Il y avait cette volonté de tout vouloir organiser de façon verticale, du sommet vers la base. Et ce qui a conduit d'ailleurs à la réaction des médecins qui, finalement, comme ils étaient mis sur la touche au niveau des vaccins, n'en disaient pas forcément du bien. D'autant qu'ils n'étaient pas en mesure d'expliquer précisément les enjeux à leurs patients. Le médecin conserve encore une autorité extraordinaire, et souvent les patients attendent de lui qu'il les rassure. Si le médecin n'est pas en mesure de le faire, cela n'arrange pas les situations. Vous précisez que le Pr Raoult s'est finalement rallié à l'idée de la vaccination dans un livre paru l'an dernier... Oui, Raoult a récemment publié un ouvrage ("La vérité sur les vaccins" chez Michel Lafon) qui se révèle un plaidoyer pro-vaccins. Il adresse cependant quelques critiques qui, elles, sont sans doute fondées, notamment le fait que la liste des vaccins obligatoires est adoptée sans que l'on sache vraiment s'ils sont tous encore nécessaires. On pourrait sans doute insuffler un peu de souplesse dans ce système. Mais le Pr Raoult y défend les vaccins. Le problème est que pendant l'épidémie, il a prôné des médicaments sans vraiment d'arguments scientifiques forts, avec des conséquences dramatiques. Il y a très peu de médicaments antiviraux qui agissent efficacement. Si, dans le cas du virus du sida, les médicaments agissent relativement bien, ils ont des effets secondaires et obligent à une prise ininterrompue. En conclusion, il faudrait qu'à la fois les scientifiques, les politiques et les médecins disent la vérité que le risque zéro n'existe pas. Parce que lorsqu'on trahit la confiance du public - on l'a vu dans l'affaire du sang contaminé ou Mediator -, les conséquences peuvent se révéler dramatiques? Exactement. Il faut dire la vérité, mais également répondre quand les gens posent et se posent des questions. Les médecins sont de plus en plus surchargés de travail, ont de plus en plus de personnes à soigner, en particulier dans certaines régions. Ils disposent donc de moins de temps afin de s'entretenir avec leurs patients. C'est dommage et dommageable. Parler, expliquer, reconnaître son ignorance, c'est la seule méthode. Quant aux hommes et femmes politiques, ils doivent aussi dire ce qu'ils pensent, même au cours d'une crise telle que celle du covid. Certains ne disaient pas grand-chose sur les vaccins et se faisaient vacciner en douce. Parce qu'ils étaient convaincus que c'était utile et bénéfique. Mais ne l'auraient pas dit à haute voix pour ne pas heurter leur électorat. Les politiques doivent faire preuve de courage de temps en temps...