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Le monde de l'économie marque un intérêt de plus en plus affirmé pour les acquis des neurosciences contemporaines et l'utilisation de ses outils, plus spécialement de la neuroimagerie fonctionnelle. Par ce biais, la neuroéconomie ambitionne de mieux appréhender l'influence des facteurs cognitifs et émotionnels dans le comportement des agents économiques, lequel laisse transparaître le caractère irrationnel de nombre de leurs décisions. Le neuromarketing, en particulier, mise sur les images d'activation cérébrale dans l'espoir de permettre aux publicitaires de manipuler - c'est le mot - le comportement des consommateurs ou des électeurs. Selon Mathias Pessiglione, de l'Institut du Cerveau (ICM), à Paris, les neuroconsultants en marketing demeurent aujourd'hui des transfuges de la science qui habillent des "conseils de grands-mères" avec des mots à la coloration neuroscientifique. À ses yeux, leurs travaux n'apporteraient rien de plus que les études comportementales actuelles relatives aux choix des consommateurs. Il insiste néanmoins sur la nécessité de rester vigilant, car si les images d'activation cérébrale n'offrent aujourd'hui aucun levier pour contraindre le comportement, les connaissances en neurosciences avancent rapidement et rien ne dit que des techniques efficaces de manipulation des cerveaux ne verront pas le jour prochainement. C'est aux antipodes du neuromarketing, discipline à la fois éthiquement discutable et encore coiffée d'un certain charlatanisme, que se situe une initiative beaucoup plus convaincante, relative à l'univers entrepreneurial. En l'occurrence, le but poursuivi est de comprendre, au moyen de tests psychométriques, d'enregistrements IRM et EEG, les éléments qui caractérisent l'esprit d'entreprendre et de cerner quels sont les éventuels corrélats neuronaux qui le sous-tendent. Un objectif à plus long terme est de stimuler et de développer la fibre entrepreneuriale. "En adoptant un angle original sur ces questions, nous souhaitons innover dans notre compréhension de l'esprit d'entreprendre et ainsi apporter un point de vue différent, voire de nouveaux outils, aux entrepreneurs souhaitant construire des entreprises florissantes", précise Frédéric Ooms, chargé de cours adjoint et chercheur à HEC Liège. L'étude en cours réunit des chercheurs de différents départements de l'ULiège et du CHU de Liège: Frédéric Ooms et Bernard Surlemont, tous deux de HEC, Steven Laureys, responsable du GIGA-Consciousness, et son équipe (Rajanikant Panda, Jitka Annen, Bénédetta Cecconi), Paul Meunier et Jean Flory Tshibanda, du service de radiologie du CHU de Liège. Des chercheurs américains, dont Jeff Pollack, professeur d'entrepreneuriat à l'Université de Caroline du Nord, ont également rejoint le navire. "Une communauté est en train de se créer autour de ce projet qui met en oeuvre une étude exploratoire dans un secteur - l'entrepreneuriat - où très peu de travaux ont été réalisés en s'appuyant sur les neurosciences", fait remarquer Frédéric Ooms. Mais, au fait, que recouvre le concept d'"état d'esprit entrepreneurial"? Nous en avons tous une idée intuitive, mais cela ne suffit pas à baliser une recherche scientifique. La littérature elle-même ne nous en donne pas une définition précise et rigoureuse. Toutefois il existe une forme de consensus qui a rallié l'adhésion des chercheurs de l'ULiège: l'état d'esprit entrepreneurial serait la capacité de prendre des décisions et d'agir face à l'incertitude. C'est sur ce point que l'entrepreneur se distinguerait du manager. Si le premier est confronté à l'incertitude, le second l'est au risque. Ce qui n'est pas pareil. Pour étayer cette réalité, Frédéric Ooms fait appel à la théorie proposée en 1921 par l'économiste américain Frank Knight, décédé en 1972, dans laquelle il opère une scission entre les notions de risque et d'incertitude. Imaginons une boîte dont vous savez qu'elle contient trois boules vertes et deux bleues, le but étant d'y tirer une boule bleue. Si vous vous engagez dans ce tirage, vous connaissez les probabilités d'échec et de réussite. Pour Knight, vous êtes alors dans le domaine du risque. Telle est la situation à laquelle un manager est régulièrement confronté. Par contre, si vous êtes devant la même boîte et que vous ignorez si elle contient la moindre boule bleue, voire une quelconque boule, vous naviguez dans l'incertitude, dans un monde où il est impossible de calculer une probabilité. C'est le propre de l'entrepreneur. "Knight considère d'ailleurs que le profit est la récompense de la prise de décision face à l'incertitude", commente Frédéric Ooms. " À terme, pour solidifier les bases de son entreprise, l'ancrer dans le marché, l'entrepreneur visera cependant à la faire passer progressivement dans un monde où il est possible de calculer des probabilités de réussite. Il aura alors également besoin de managers."Les chercheurs liégeois ont bâti leur étude sur une comparaison entre des entrepreneurs et des managers, donc entre des personnes soumises à l'incertitude et d'autres, au risque. L'hypothèse de recherche était que les individus qui acceptent d'affronter l'incertitude disposent d'une plus grande flexibilité cognitive, de meilleures capacités d'adaptation. Ils pourraient ainsi s'engager dans une voie totalement incertaine, faire marche arrière en cas d'échec et dédramatiser ce revers en considérant qu'il constitue une forme d'apprentissage. En septembre 2020, un questionnaire en ligne fut lancé. À ce jour, un millier de participants y ont répondu, équitablement répartis entre managers et entrepreneurs tantôt établis, tantôt en passe de l'être, tantôt en série, c'est-à-dire à l'origine de la création de plusieurs entreprises. L'analyse de ce test psychométrique en ligne dévoila une différence statistiquement significative entre entrepreneurs et managers, qui corroborait l'hypothèse de départ. Ce résultat soulève nombre de questions, dont celle, essentielle, de l'inné et de l'acquis. "Pour la trancher, il faudrait au minimum s'appuyer sur une étude longitudinale randomisée regroupant un groupe qui ferait l'objet d'une intervention censée améliorer la flexibilité cognitive et un groupe contrôle. Ce projet pourrait voir le jour à moyen terme", dit Frédéric Ooms. Son intime conviction est cependant que l'esprit entrepreneurial peut s'acquérir mais que certains bénéficient de plus grandes prédispositions que d'autres. "D'aucuns estiment qu'on naît entrepreneur, ce n'est pas mon avis", déclare-t-il encore. Et d'ajouter que comprendre l'origine des prédispositions de certains pour la prise de décisions dans un contexte d'incertitude permettrait d'identifier un ensemble de compétences susceptibles d'être développées pour stimuler l'esprit d'entreprendre. Évidemment, la question n'est pas simple car il est probable qu'elle se situe au confluent de divers facteurs, qu'ils soient personnels (au centre de l'étude entreprise à l'ULiège), de santé ou encore économiques. Après les tests psychométriques, la recherche initiée en 2020 à l'instigation de Frédéric Ooms s'est focalisée sur le cerveau. Plusieurs centaines d'entrepreneurs et managers ayant répondu au questionnaire en ligne ont manifesté leur intérêt pour une participation à l'étude de neuroimagerie prévue dans le protocole expérimental. Depuis le 10 janvier 2021, 23 entrepreneurs et 17 managers se sont pliés à des enregistrements d'IRM fonctionnelle (IRMf) au repos (sujet éveillé mais n'accomplissant aucune tâche) et d'EEG. Seuls les résultats d'IRMf ont pu être analysés jusqu'à présent. Ils révèlent, chez les entrepreneurs, une plus forte connectivité entre, d'une part, l'insula, dont on sait qu'elle est impliquée dans la flexibilité cognitive et, partant, dans les prises de décisions face à l'incertitude, et, d'autre part, le pôle frontal droit, lequel est un des substrats neuroanatomiques des fonctions exécutives - définition de stratégies, inhibition d'informations non pertinentes, passage d'une tâche exploratoire à une tâche d'exploitation... Pour leur part, les recherches par EEG visent à mettre en évidence l'implication de certains types d'ondes cérébrales ainsi que les régions du cerveau qui seraient plus actives ou moins actives dans le groupe des entrepreneurs par comparaison à celui des managers. Les résultats engrangés en IRMf au repos ouvrent des pistes dont l'exploration nécessite le recours à d'autres protocoles. Par exemple, l'une d'elles est l'étude, toujours en IRMf, du fonctionnement cérébral de sujets soumis à des tâches où ils sont appelés à prendre des décisions dans des situations présentant un degré d'incertitude plus ou moins élevé. Par ailleurs, des travaux en IRM structurelle ont déjà été initiés en vue d'identifier d'éventuelles régions cérébrales qui seraient plus (ou moins) développées chez les entrepreneurs que chez les managers. Par analogie, on se rappellera qu'il a été montré chez les taximen londoniens, avant l'arrivée du GPS, une augmentation de volume de l'hippocampe répondant manifestement à la nécessité de mémoriser le plan des rues d'une ville jugée tentaculaire. Il pourrait également s'avérer instructif d'étudier les soubassements des phénomènes de résistance au changement. "D'autant que nous vivons à une époque où le monde et la société se transforment extrêmement vite en raison de leurs crises économiques, sanitaires ou environnementales majeures mais aussi du passage à la digitalisation, de la robotisation, etc.", indique Frédéric Ooms. " Un de nos challenges serait de trouver le moyen d'aider les jeunes à devenir plus flexibles, plus aptes à prendre des décisions dans un univers incertain. Un objectif similaire pourrait s'appliquer aux entreprises appréhendées dans leur ensemble."Le programme First Spin-off du Service public de Wallonie vise à valoriser les résultats de recherches à travers la création d'entreprises. Il finance l'étude liégeoise. L'objectif de celle-ci n'est nullement de placer un individu dans une machine d'IRM ou de lui poser des électrodes sur la tête dans le but de déterminer s'il est ou non un entrepreneur en puissance. Tout au plus s'agit-il d'observer s'il existe des prédispositions pour cette fonction, de les identifier et, si faire se peut, d'ensemencer le terrain pour qu'elles soient plus largement partagées. Il n'est pas question non plus d'établir une hiérarchie entre les entrepreneurs et les managers ni de les opposer. "Les uns et les autres sont indispensables au bon fonctionnement des entreprises. S'il est utile de stimuler l'esprit entrepreneurial, l'essentiel est, en définitive, que chacun occupe la fonction dans laquelle il se sent le plus à l'aise", conclut Frédéric Ooms.