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"L' art seul m'empêche de désespérer. Nous le voyons bien que l'homme est décidément une assez sale bête. Heureusement, l'art, la pensée désintéressée le rachètent", écrit Vercors en juillet 1944 dans Le silence de la mer. Cet attachement à l'art en tant que bouée de secours et surtout outil de réalisation de soi est au coeur de la réflexion de Pierre Lemarquis, neurologue spécialisé dans l'étude des liens entre le cerveau et l'art. "Sans créativité, la condition humaine ne serait faite que de l' angoisse du vide et du désespoir de ne pas vivre". C'est en ces termes que Boris Cyrulnik explique la nécessité vitale de l'art, dans la préface qu'il signe pour 'L'Art qui guérit'. "Les artistes sont nos porte-parole, nos maîtres d'oeuvre, nos artisans peintres, musiciens, jardiniers ou couturières. Ils font ce travail consistant à métamorphoser de la souffrance en oeuvre d' art, du manque en désir, de l' horreur en merveille. Et nous, spectateurs, nous sommes modifiés par leur artisanat parce que nous ne voyons plus les choses comme avant."Pierre Lemarquis base notamment sa réflexion sur le rapport de l'OMS qui, en 2019, confirme que l'art peut être bénéfique pour la santé, tant physique que mentale, et qui souhaite voir se multiplier les projets associant médecine et arts. Musique, arts de la scène, arts visuels, littérature, culture en général apportent en effet une aide psychologique, mais aussi physiologique, sociale et comportementale, en procurant une sensation de bien-être. "Ils proposent des solutions là où la pratique médicale classique n' a pu apporter de réponse efficace", précise l'auteur qui ajoute que "les arts constituent un complément aux soins habituels, dont ils améliorent l' efficacité. Ils diminuent les effets secondaires des anticancéreux, limitent l' anxiété aux urgences et s'avèrent parfois plus probants que les traitements usuels, par exemple dans la maladie d' Alzheimer...""L'art sculpte notre cerveau en modifiant son fonctionnement, renforçant les circuits appropriés de cellules nerveuses pour nous permettre d' admirer ou de créer une oeuvre, il le caresse également en stimulant le système du plaisir. Avec les neurones miroirs, nous nous adaptons à l'oeuvre avec laquelle nous interagissons et à laquelle, dans une certaine mesure, nous nous identifions, cependant que grâce à un circuit connecté aux émotions et au système du plaisir, nous finissons par la ressentir de l' intérieur: c' est ce qu'on appelle l' empathie esthétique", décrypte l'auteur. "Tout se passe comme si l' esprit du créateur de l'oeuvre entrait en nous et s'y incarnait, le transformant, nous métamorphosant. L'oeuvre peut donc constituer un tuteur de résilience, nous prendre par la main et nous guérir d' un traumatisme en élargissant notre point de vue, en nous faisant sortir de notre cage.". Comme les oeuvres d'art sont vivantes et que nous sommes des oeuvres d'art, ajoute-t-il, "des interactions sont possibles, comme avec une personne humaine, et l'art peut devenir thérapeutique, brisant les barreaux de notre cage et élargissant notre vision sur le monde".Des peintures rupestres à Keith Haring, Pierre Lemarquis détaille ainsi au fil des pages toutes les fonctions que l'art peut endosser: images pour mieux se connaître (Lascaux), pour symboliser sa douleur afin de la soulager, la surmonter (Dürer, ex-voto, Bosch, Tapies...), peintures pour retrouver l'équilibre intérieur, l'harmonie (Matthias Grünewald, Indiens Navajo...), pour stimuler sa réflexion et sa mémoire (palais Schifanoia), pour renaître (chapelle Sixtine), pour émouvoir (syndrome de Stendhal)... Pour plusieurs artistes, l'art a véritablement fait office de tuteur de résilience. A l'instar d'Henri Matisse qui, cloué au lit, fait des collages et déclare vouloir un art d'équilibre, de pureté, qui n'inquiète ni ne trouble: "Je veux que l'homme fatigué, surmené, éreinté, goûte devant ma peinture le calme et le repos." L'entrée à l'asile ou en hôpital psychiatrique a agi comme un déclencheur pour Aloïse Corbaz qui se met à créer pour magnifier son existence et pour Niki de Saint Phalle qui commence à peindre pour tenter de guérir et reprendre possession de son corps abîmé par un viol. C'est aussi l'enfermement (dans une chambre d'hôtel pendant la guerre) qui pousse Charlotte Salomon à peindre son passé et à métamorphoser sa souffrance en récit ensoleillé. Raconter son histoire pour l'apprivoiser est aussi la technique utilisée par Josef Beuys, premier artiste allemand à évoquer l'Holocauste. Le dernier chapitre montre comment l'art aide les jeunes patients grâce au concours d'artistes comme Jean Dubuffet dont la statue L'Accueillant est installée devant l'hôpital Robert-Debré (Paris) et Keith Haring qui nourrissait le rêve d'embellir et de sauver le monde par la beauté et qui a créé une fresque à l'hôpital Necker-Enfants malades (Paris). Enfin, se demande l'auteur, pourquoi ne pas suivre l'exemple du Canada où les médecins peuvent faire des prescriptions muséales pour les patients souffrant de diabète, de dépression, de malades chroniques...? Pourquoi, plus globalement, ne pas faire des prescriptions culturelles? Le beau livre de Pierre Lemarquis se révèle être une lecture salutaire en ces temps où les activités culturelles font cruellement défaut... Écrit pendant le premier confinement, il nous invite à une visite imaginaire d'une exposition sur l'art "qui guérit" et démontre, si besoin était, combien l'art est indispensable à une vie en santé. "Espérons générer une lame de fond qui améliore et complète l'arsenal thérapeutique actuel...", conclut-il joliment.