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À l'origine, le terme "ostracisme" se référait au bannissement de dix ans prononcé au 5e siècle avant J.-C. à Athènes envers des citoyens jugés dangereux pour la cité en raison de leur puissance ou de leurs ambitions tyranniques supposées. Défini également aujourd'hui, par extension, comme le fait d'exclure des individus d'une communauté ou de les ignorer, l'ostracisme est un phénomène biologique et social qui se rencontre communément dans le monde animal et dans les différentes cultures humaines. Il n'est généralement pas sans conséquences sur les plans mental et physique pour la personne ostracisée, dans la mesure où il peut conduire à une forme d'isolement et à une solitude non désirée. Ainsi que l'ont souligné les travaux (1995) de Roy Baumeister, de l'Université du Queensland, en Australie, et de Mark Leary, de l'Université Duke, en Caroline du Nord, tout individu éprouve un fort besoin d'appartenance et, par conséquent, cherche assidûment à tisser des liens avec d'autres individus. Ainsi que l'ont écrit les psychologues français Anthony Cursan, Alexandre Pascual et Marie-Line Félonneau dans un article publié dans Bulletin de Psychologie 2017/5 (551), " la perte de liens sociaux conduit, au contraire, à des émotions négatives et à un sentiment de détresse". Professeur de psychologie sociale à l'UCLouvain, Vincent Yzerbyt insiste sur le fait que la solitude à laquelle peut être confrontée une personne ostracisée est subie et se distingue donc radicalement du désir d'être seul, choix que posent l'ermite ou, pour un temps limité, ceux qui aspirent à partir en vacances en solitaire ou à sillonner les chemins de Compostelle, par exemple. L'ostracisme ne doit pas non plus être confondu avec la discrimination, cette dernière étant habituellement fondée sur une identité vue sous l'angle de l'appartenance à un groupe connoté négativement par les individus à l'origine du traitement inégalitaire infligé. De même, l'ostracisme diffère du harcèlement, c'est-à-dire d'une persécution nourrie de menaces, d'intimidations et autres moqueries. "Alors que le harcèlement constitue un renforcement 'actif', visant ouvertement à nuire à autrui, l'ostracisme est un renforcement 'passif', en ce sens qu'il consiste en une privation d'interaction sociale", indiquent Anthony Cursan, Alexandre Pascual et Marie-Line Félonneau. Étudier expérimentalement l'ostracisme relève a priori de la gageure. En effet, comment créer de toutes pièces des situations arbitraires qui le génèrent tout en s'acquittant des exigences déontologiques et éthiques indispensables? L'inclination de l'être humain à chercher du lien social est tellement forte, inéluctable, que les expérimentateurs ont trouvé une brèche dans laquelle s'engouffrer. "Quand on parle d'ostracisme, on se réfère spontanément à l'exclusion par des groupes qui nous tiennent à coeur, tels la famille, un groupe d'amis ou encore une équipe de travail", dit Vincent Yzerbyt. "Mais à y regarder de plus près, on peut aussi ressentir très rapidement du rejet dans le cadre d'appartenances apparemment futiles."Ce constat a ouvert une porte à la recherche expérimentale. Le simple fait pour un enfant d'être choisi parmi les derniers lors de la constitution de deux équipes de foot pour un match entre élèves d'une même classe est vécu de façon désagréable, comme une mise à l'écart. Pourtant, les équipes ainsi formées sont des groupes qui n'existaient pas auparavant et qui ne tarderont pas à se dissoudre. À vrai dire, le sentiment d'être ostracisé est omniprésent dans la vie quotidienne, de sorte qu'il s'est avéré finalement possible d'insérer des individus dans des situations d'exclusion compatibles avec le respect des exigences éthiques. Reste que tout projet de recherche en laboratoire doit être validé par un comité d'éthique. Puisque, par nature, l'ostracisme affecte psychologiquement, voire également physiquement, l'individu, une prudence extrême s'impose. Dans ce contexte, il est indispensable que la manipulation expérimentale repose sur des paradigmes que l'on pourrait qualifier de "soft" et s'inscrive sur le court terme. "Très rarement, mais cela arrive, des scénarios qui semblent de prime abord totalement innocents peuvent être mal vécus. Aussi, même si cela reste une exception, est-il nécessaire de prévoir une prise en charge psychologique des participants au terme de l'expérience et, en particulier, de s'assurer que celle-ci n'a pas réveillé d'anciennes blessures, rouvert des plaies", explique le Pr Yzerbyt. Plusieurs paradigmes expérimentaux ont été mis au point à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Par exemple, celui, baptisé "Get Acquainted", où les participants sont initialement invités à échanger sur des thèmes donnés. Ils sont ensuite séparés et l'on demande à chacun d'entre eux avec qui il souhaiterait continuer à discuter par la suite. Puis, deux situations, qui serviront de base de comparaison, sont créées artificiellement par les expérimentateurs: l'inclusion et l'exclusion. Afin de générer la première, certains participants s'entendront dire individuellement qu'ils ont été choisis par une majorité de débatteurs pour poursuivre les échanges, tandis que, dans le scénario d'exclusion, d'autres apprendront que personne ne veut collaborer avec eux. Conçu en 2006 par les psychologues américains Kipling Williams et Blair Jarvis, le "Cyberball" est cependant le paradigme le plus utilisé par les chercheurs. Il fait appel à un jeu sur ordinateur. On invite le participant à jouer en réseau à se lancer une balle avec deux autres joueurs. Apparaissant à l'écran sous les labels 1 et 3, ces derniers sont en réalité des partenaires fictifs. Quant à la tâche (se lancer une balle), elle est présentée comme devant servir de support à un programme visant à entraîner la visualisation mentale. "Dans la condition contrôle, le jeu se déroule normalement et les trois joueurs échangent la balle de façon équilibrée pendant une période donnée. En revanche, dans la condition 'ostracisme', après avoir échangé la balle durant plusieurs essais, les deux partenaires fictifs cessent de la lancer au personnage représentant le vrai sujet. L'exclusion est de mise. On constate que cette situation, aussi simple et artificielle qu'elle puisse paraître, a des effets importants sur le ressenti des participant.e.s, qui se sentent véritablement rejeté.e.s", peut-on lire dans le livre Psychologie sociale (De Boeck, 2019) que Vincent Yzerbyt a coécrit avec son collègue de l'ULB, Olivier Klein. Historiquement, on a beaucoup étudié les questions du lien social et de l'isolement, mais peu celle du rejet ou de la négligence débouchant sur un sentiment d'ostracisme. D'autant que jusqu'il y a une vingtaine d'années, on ne disposait pas des moyens expérimentaux pour le faire de façon contrôlée. L'émergence de paradigmes tels que le Cyberball a changé la donne, permis de s'assurer que les effets attribués à l'ostracisme étaient bien réels et découlaient vraiment de ce phénomène social et non d'autres facteurs. Exactement comme quand, en médecine, on étudie les effets d'un médicament en comparant deux groupes de malades, l'un qui reçoit le principe actif et l'autre, le groupe contrôle, qui ne le reçoit pas. En un sens, les travaux sur l'ostracisme constituent une manière nouvelle d'appréhender le caractère crucial du lien social. Une manière nouvelle, car les recherches sur l'impact de l'ostracisme ont des ancêtres: les nombreuses études sur l'isolement chez l'animal, notamment chez les singes rhésus, et chez l'Homme, qui ont mis en évidence à quel point les individus se développent mal sur le plan social quand ils sont isolés de manière prolongée. "Elles ont surtout montré le caractère indispensable du lien social au début de l'existence, pour permettre à l'individu de se construire, sans quoi notre insertion dans un groupe social est problématique", commente le Pr Yzerbyt. Le syndrome d'hospitalisme a ainsi été au coeur de nombreux travaux. De quoi s'agit-il? D'un ensemble de manifestations que présentent des enfants qui ont été longtemps mis à l'écart de leur cocon familial soit en raison d'une longue hospitalisation, soit parce qu'il s'agissait d'orphelins abandonnés. Un cas extrême est celui de certains orphelinats découverts en Roumanie après la chute de Ceau?escu. Pas d'encadrement, absence d'éducateurs et de personnel infirmier... Bref, enfants laissés à eux-mêmes dans une forme de perdition. La conséquence en fut de très importants retards dans leur développement physique, mais aussi mental avec, dans ce dernier cas, des pertes de capacités de communication, des déficits cognitifs, des troubles anxieux, des troubles de l'attention ou encore de l'hyperactivité. On observa en outre, chez certains orphelins, un phénomène d' "inopérance apprise", c'est-à-dire une apathie et une résignation se traduisant par un désengagement total par rapport à l'environnement - il ne sert à rien de faire quoi que ce soit puisque rien ne se passera de toute façon.C'est somme toute un phénomène de résignation assez similaire que l'on a observé dans les homes pour personnes âgées durant le confinement résultant de la pandémie de covid-19. "Assignés à résidence", largement coupés de leurs liens familiaux, nombre de seniors se sont laissés aller, laissés glisser vers la mort - les psychologues parlent d'ailleurs du "syndrome de glissement" que d'aucuns qualifient même de suicide inconscient. "Lors du confinement, on ne peut pas dire que les personnes âgées ont été rejetées par la société", considère Vincent Yzerbyt. "Dans les faits, elles ont simplement été isolées. Mais rien n'interdit de penser que certaines d'entre elles ont néanmoins éprouvé le sentiment d'un ostracisme à leur égard."Sur le plan expérimental, nous y revenons, l'éthique interdit d'isoler durablement des êtres humains si ce n'est pour des recherches "marginales" autorisées par des contextes particuliers. La conquête spatiale, par exemple. Ainsi, il a été jugé éthiquement acceptable que, moyennant une information transparente, des volontaires consentent à être isolés au cours d'études sur les conséquences pour la santé mentale d'un isolement prolongé comparable à celui auquel seraient confrontés des astronautes qui devraient rallier Mars. Par définition, l'ostracisme est un rejet qui s'apparente à une punition. Dès lors, l'isolement en tant que tel ne peut s'y substituer dans les études scientifiques, bien que les deux marchent souvent de concert. Selon le Pr Yzerbyt, l'élément cardinal qui ressort des recherches sur l'ostracisme est que si le lien social est indispensable pour se construire mentalement et socialement au début de l'existence, ainsi que l'ont montré les travaux sur l'isolement, ce lien est également primordial dans la suite de la vie.