Au lendemain de son quatorzième sacre à Roland-Garros, Rafael Nadal s'est retrouvé sous les feux des médias non seulement en raison de son exploit sportif, mais aussi de la manière dont celui-ci avait été forgé: à l'aide d'infiltrations d'anesthésiques locaux à chaque match.
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Au-delà de son talent, de son entraînement de forçat, de sa volonté sans faille, Rafael Nadal a fait naître une polémique qui rejaillit sur l'ensemble des sports où des injections d'anesthésiques locaux et d'anti-inflammatoires sont administrées à répétition à des athlètes blessés. Nul n'ignore, par exemple, que le football a depuis très longtemps des affinités particulières avec ces méthodes, au mépris de la santé des joueurs. Le tennis, le rugby et nombre d'autres disciplines naviguent dans les mêmes eaux troubles où l'éthique médicale est manifestement bafouée et l'esprit de la lutte antidopage, malmené. Comme le rappelle le Dr Jean-Pierre de Mondenard, médecin français du sport, responsable des contrôles antidopage sur le Tour de France de 1973 à 1975 et auteur de nombreux livres et articles de revue, les lois promulguées à partir des années 1960 en matière de dopage poursuivent deux objectifs: préserver la santé des sportifs et l'éthique des compétitions. Les infiltrations répétées ne cadrent pas avec ces objectifs. Chez Nadal, elles constituent une vieille habitude, puisque tout indique qu'il joue au tennis avec l'aide d'infiltrations d'anti-inflammatoires et d'anesthésiques locaux depuis 18 ans. Il ne s'en cache pas. Le 1er juin dernier, ne déclarait-il pas au Parisien: "Je vis avec une tonne d'anti-inflammatoires.", avant de laisser transparaître un certain désarroi dans une interview parue le même jour dans le même quotidien - "J'ai ce que j'ai au pied et si on ne trouve pas de solution, cela sera très dur pour moi. Je ne pense pas à l'avenir pour l'instant et je profite du moment."Deux jours après sa victoire à Roland-Garros, le "Taureau de Manacor" a été aperçu se déplaçant avec des béquilles devant l'aéroport de Palma de Majorque. Il venait de subir une première séance de radiofréquence dans une clinique spécialisée barcelonaise. Cette technique baptisée Tecar Thérapie (Transfert d'Énergie CApacitive et Résistive) est décrite comme une électrothérapie à haute fréquence pulsée qui vise, chez lui, à diminuer la sensation de douleur permanente dans son pied gauche en désactivant de façon durable certaines branches collatérales issues du nerf tibial postérieur. Rafael Nadal se targue d'être suivi par la meilleure équipe médicale du monde. La Tecar Thérapie étant connue depuis quelques années déjà et médiatisée comme étant efficace, Jean-Pierre de Mondenard s'étonne qu'il ne l'ait pas déjà testée. Dans son blog (https://dopagedemondenard.com), il écrit: "La technique de la radiofréquence par injection est-elle vraiment efficace sur un Nadal qui n'est pas un quidam lambda soumettant son pied aux seules activités de la vie quotidienne ou plutôt joue-t-elle le rôle de leurre adressé aux médias afin de dissimuler la réalité des soins, toujours les mêmes (prohibés par certaines fédérations internationales)? (...)" Les Pr Bénédicte Forthomme et Marc Vanderthommen, de l'Université de Liège, ont réalisé une étude scientifique sur l'intérêt de la machine Tecar dans la prise en charge d'épicondylites. "Dans ce cadre, la Tecar Thérapie n'apporte pas de bénéfice additionnel lorsqu'elle est utilisée en complément d'un traitement de rééducation conventionnel composé d'étirements et d'un renforcement musculaire spécifique", explique le Pr Vanderthommen. Il souligne cependant que l'étude faisait appel à un petit nombre de sujets en raison du contexte de la pandémie de Covid-19. La douleur au pied dont souffre Nadal remonte à 2004, alors que le jeune Rafael, âgé de 17 ans, s'entraîne cinq heures par jour depuis plusieurs années déjà. On diagnostique une fracture de fatigue au niveau du scaphoïde tarsien gauche (également nommé os naviculaire), mais la douleur revient sans cesse par la suite, difficilement soutenable. "Après quelques errances thérapeutiques, Nadal consulte un expert à Madrid qui avait précisément fait sa thèse de doctorat sur cet os. Situé au niveau du cou-de-pied, celui-ci constitue le sommet de l'arche interne du pied et, de la sorte, est le principal élément amortisseur du poids du corps", rapporte le Dr de Mondenard. Diagnostic du spécialiste madrilène: une ostéonécrose spontanée de l'os naviculaire. La plupart des médias ont évoqué un syndrome de Muller-Weiss, mais ce dernier se manifeste le plus souvent entre 40 et 60 ans et touche principalement les femmes. Dégénératif, incurable et de cause inconnue, il se caractérise par la désagrégation et la décomposition progressives du tissu osseux. Dans le cas Nadal, le mal a débuté bien plus tôt. "Aussi, dit Jean-Pierre de Mondenard, sommes-nous plutôt face à une pathologie de l'adolescence: le syndrome de Köhler-Mouchet, "maladie" de surmenage physique provoquée par la sollicitation exagérée de cette zone de croissance qu'est l'os naviculaire." Dès 2006, l'entourage médical du Taureau de Manacor porte une lourde responsabilité. En effet, moyennant une période de repos sportif de plusieurs mois au niveau de la zone corporelle concernée, la guérison des ostéonécroses qui apparaissent chez l'adolescent, qu'elles concernent l'os naviculaire ou, par exemple, la tubérosité tibiale antérieure (syndrome d'Osgood-Schlatter), est généralement spontanée. Au lieu de lui prescrire le repos nécessaire, les médecins de l'Espagnol lui ont certes conseillé le port de semelles orthopédiques de nature à diminuer la contrainte mécanique s'exerçant sur l'os défaillant, mais ils l'ont surtout bombardé de cachets et infiltrations d'anti-inflammatoires, en particulier de glucocorticoïdes, ainsi que d'injections d'anesthésiques locaux. Ils agissaient ainsi au mépris du corps de l'athlète, se souciant comme d'une guigne d'un pilier du serment d'Hippocrate: soigner sans nuire. "Faire jouer régulièrement un sportif sous injections, cachets et autres pilules antalgiques et/ou anti-inflammatoires s'apparente à médicaliser la performance comme si cette dernière était une maladie référencée dans un dictionnaire des pathologies humaines", insiste le Dr de Mondenard. Il stigmatise ceux qui, parmi ses confrères, s'engouffrent dans ce travers, souvent dans l'espoir de faire rejaillir sur eux des fragments de la lumière et de la gloire qui auréolent l'athlète. "Ils dézinguent le corps des athlètes à petit feu. Ce ne sont pas des médecins de sportifs, mais des médecins de la performance.", clame-t-il. Des infiltrations répétées de glucocorticoïdes sont totalement contre-indiquées malgré leur pouvoir anti-inflammatoire et analgésique. Elles fragilisent les structures articulaires, osseuses, tendineuses, musculaires auxquelles elles s'adressent. Selon l'expression imagée de Jean-Pierre de Mondenard, elles foutent le feu à la baraque. "De surcroît, précise-t-il, l'effet anti-inflammatoire des glucocorticoïdes sur une structure lésée est inférieur à l'effet inflammatoire résultant des contraintes mécaniques liées à la pratique sportive." Quant aux infiltrations d'anesthésiques locaux, elles n'ont d'autre but que de masquer la douleur, avec plus d'efficacité d'ailleurs que les glucocorticoïdes. Elles ne soignent pas, n'ont rien de thérapeutique ; c'est du camouflage. Chez Nadal, par exemple, elles accélèrent donc indirectement la détérioration de l'os naviculaire de son pied gauche. Depuis le 1er janvier 2022, l'Agence mondiale antidopage (AMA) interdit l'injection de glucocorticoïdes juste avant une compétition, mais pas celle d'anesthésiques locaux. Ce qui a permis à Nadal de disputer Roland-Garros... Jean-Pierre de Mondenard ne cesse de souligner l'incompétence des dirigeants de cette organisation et ses errements. Pour lui, l'exemple à suivre est celui des quelques fédérations - entre autres l'Union cycliste internationale depuis 2011 - qui, évoquant une forme d'acharnement thérapeutique, prohibent toutes les injections, y compris d'anesthésiques locaux, peu avant ou pendant une compétition. Un exemple qu'a précédé de beaucoup celui du sport hippique où les injections d'anesthésiques sont proscrites dans les mêmes conditions depuis plus d'un siècle parce qu'elles exposent le cheval blessé à un accroissement de sa boiterie. Juriste de formation, donc sans bagage médical, Olivier Niggli, directeur général de l'AMA, déclare que les injections d'anesthésiques locaux sont sans danger. Voire! En France, que recommande le dictionnaire des médicaments Vidal à propos de la Xylocaine®? Lors d'une injection, avoir à disposition immédiate le matériel nécessaire pour assurer une ventilation artificielle si survient un choc anaphylactique. Quelques cas mortels ont été relatés. Pour le Dr de Mondenard, d'autres ne l'ont probablement pas été. Interrogé sur les infiltrations de glucocorticoïdes, notre interlocuteur est à même d'égrener une longue liste de sportifs qui les ont payées au prix fort, notamment par des ruptures tendineuses, des interventions chirurgicales et des arrêts prolongés ou définitifs de carrière. "Tant que les infiltrations de ces anti-inflammatoires stéroïdiens furent autorisées en compétition, les sportifs et leur staff en abusaient car elles permettaient à l'athlète de défier ses limites tout en boostant son euphorie et la vélocité de son appareil locomoteur", explique-t-il. Par ailleurs, à ses yeux, les infiltrations d'anesthésiques un jour de compétition relèvent, elles aussi, du dopage même si les substances incriminées ne figurent pas dans la liste des produits interdits. Et de se référer à l'effet euphorisant que procure le fait d'être libéré (artificiellement) d'une douleur. Par exemple, le tennisman grec Stefanos Tsitsipas rapportait avoir joué un des meilleurs matches de sa carrière après avoir reçu pareille injection, qui l'avait libéré d'une "douleur extrême" à la jambe. Le philosophe allemand Arthur Schopenhauer disait: "La plus grande sottise de l'homme, c'est d'échanger sa santé contre n'importe quel avantage." "Souvent esclaves des démons de la gagne et de la gloire médiatisée, les sportifs du top sont les plus aptes à supporter la douleur et les plus enclins à faire n'importe quoi pour réussir à l'"effacer" le temps d'une compétition", dit le Dr de Mondenard. Voilà où se situe leur responsabilité dans la maltraitance de leur propre corps.