Médecin psychiatre, Patrick Clervoy a participé en tant que médecin à diverses missions de l'armée française. Dans son livre "Frères d'armes", il raconte ces trois décennies passées sur le terrain... militaire.
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Le journal du Médecin: En mission, vous êtes-vous parfois senti dans la position de Larrey ou de Bell à Waterloo, à savoir de soigner des ennemis? Patrick Clervoy: Je n'ai jamais eu cette perception dans l'action. Mais rétrospectivement, j'ai pris en charge, notamment dans des camps de réfugiés en ex-Yougoslavie, des anciens combattants, des vétérans, notamment du côté des forces serbes qui, très probablement à l'époque, combattaient les Casques bleus dont nous faisions partie, avant d'avoir été ou blessés ou retirés des forces armées. Il est par ailleurs hautement probable que dans l'hôpital où je travaillais en Afghanistan, nous avions parmi la population civile afghane qui se présentait, des personnes qui en fait étaient des talibans, soit qui nous avaient attaqués auparavant, soit qui attendaient d'aller mieux pour pouvoir nous assaillir à nouveau. En Bosnie où, à plusieurs reprises, vous avez connu plusieurs cas de décompensation et constaté par ailleurs un taux de suicide plus important chez les anciens de Yougoslavie... Il s'agissait des missions des Casques bleus dites d'interposition, qui consistent à séparer les belligérants sans participer au combat. Qui prend les obus, les balles? Les Casques bleus! Et quelque part, cette incapacité de riposte résulte en cette situation surréaliste: il y a eu beaucoup de blessés et de morts par manipulation de nos propres armes ; des soldats qui soit se blessaient eux-mêmes, soit blessaient des camarades en manipulant leurs armes de façon inappropriée, souvent parce qu'ils n'avaient pas le droit de l'utiliser contre des combattants qui harcelaient des populations civiles. Un psychiatre norvégien, Léon Weisaeth, a publié un article concernant les ex-Casques bleus norvégiens qui se trouvaient en Bosnie en 1995: il y notait déjà un taux de suicide important parmi les ex-Casques bleus. Par ailleurs, la préoccupation américaine N°1 entre 2008 et 2014 sur les différents théâtres d'opération était la prévention du suicide. Durant cette période, les Américains perdaient plus d'hommes par suicide que du fait des opérations en Irak et en Afghanistan. Mais vous-même, en tant que psychiatre militaire, avez-vous été confronté à des cas de suicide? Malheureusement, oui. J'ai notamment recueilli un témoignage très impressionnant du cas d'un homme qui s'est suicidé au moment de la fin de la mission. Elles sont souvent longues et très éprouvantes, et se crée une fraternité d'armes, d'où le titre de mon livre. La mission se termine pour des militaires désireux de rentrer chez eux. Mais en l'occurrence, pour certaines personnes, cela signifie le retour en métropole, à une vie d'abandon, de désarroi et d'errance qu'ils avaient avant d'entrer dans l'armée: certains se suicident à la perspective de perdre ce que cette fraternité d'armes leur avait apporté. Il y a également le cas d'une mort accidentelle d'un militaire par l'un de ses congénères: pour le survivant, sa pensée peut parfois se résumer à: "Je vais me donner la mort, qui est la seule façon pour moi d'expier la faute d'avoir par accident, entraîné la mort d'un camarade". Mon rôle a été de prévenir ce genre d'extrémité dans certains cas. Vous évoquiez le désarroi de rentrer en fin de mission pour certains. Mais d'autres deviennent soldats pour fuir quelque chose, justement... Pas pour fuir quelque chose, mais plutôt pour trouver une fraternité qu'ils n'ont pas chez eux, un équilibre affectif, un cadre. Pour certains, s'il n'y avait pas l'armée, ils seraient sans logis, sans emploi, sans famille. Et d'ailleurs, je suis troublé lorsque dans la rue, j'aperçois un sans domicile fixe qui porte soit une veste ou pantalon de treillis. Je me dis qu'il s'agit d'un frère d'armes que nous avons perdu de vue... En tant que médecin, comment gère-t-on la peur dans le cadre d'une opération? On fait tout pour faire comme si on n'avait pas peur. Pour ne pas se laisser envahir par la peur, les personnes font preuve de toute une série de comportements, d'insouciance et de défis qui les exposent au danger. Et ce que l'on supporte le moins, c'est... la peur des autres. Chaque fois que vous êtes confronté à quelqu'un qui a peur, cela réveille en vous toutes les peurs légitimes. Tous les jours, vous accueillez des blessés victimes d'attentats, de pièges, de roquettes. Mais l'attentat suicide, le piège, la roquette pourraient aussi vous viser. On se comporte donc comme s'il n'y avait pas de danger. Le comportement le plus courant consiste en une forme d'insouciance trompeuse, mélangée à de la superstition. Quand quelqu'un qui n'aurait jamais dû mourir est tué, c'est qu'il était au mauvais endroit au mauvais moment, là où la balle est passée. C'était probablement son heure. On met cela sur le compte d'une espèce de fatalité... En bref, les personnes se comportent comme s'il n'y avait pas de risque ou de danger, ou alors se surexposent aux risques ou aux dangers. En tant que psychiatre, vous posiez-vous des questions sur la vie intérieure de l'ennemi? Absolument. Comment pense-t-il? Il y a une question très simple: si j'étais né dans la campagne afghane et si j'avais vu un grand frère incarner la figure du guerrier en étant taliban, j'aurais été taliban. Je serais né en ex- Yougoslavie, dans une famille qui raconte par exemple comment, bosniaque, elle a été persécutée par des nazis d'origine croate, j'aurais probablement pris les armes contre les Croates. Et donc finalement, reste toujours la question pendante: suis-je dans le bon camp ou pas? On en revient toujours à que fais-je là? Qu'ai-je fait? Que suis-je amené à faire? Pour le médecin, c'est facile, c'est soigner. Mais en temps de guerre, un soldat peut se poser la question de la raison d'être pour laquelle il est ici et "justifie-t-elle ce que je fais aujourd'hui"? On ne peut pas s'engager sans chercher à simplifier sa pensée, la rendre manichéenne. Il y a le mal et il y a le bien: un ennemi qui fait le mal, et moi je participe à protéger une population ou ma population du mal qu'on lui fait. Je fais la guerre à la guerre. Prenons la guerre en Ukraine, par exemple. Je serais aujourd'hui un Ukrainien du Dombass qui a depuis toujours parlé russe dans sa famille et qui, depuis 2014, se voit interdit de parler sa langue et est brimé: je regarderais la Russie comme un peuple libérateur et je m'engagerais du côté russe contre les forces légitimes ukrainiennes. À l'inverse, si je suis un habitant de Kiev qui voit tomber des bombes et des drones qui détruisent tout: la loi de la guerre interdit qu'on s'en prenne à des biens civils. Or la Russie commet tous les jours des crimes de guerre en bombardant Kiev et en bombardant des objectifs civils. Eh bien, je prendrais les armes contre les Russes. Maintenant, je vais rendre les choses un peu plus compliquées: je suis un Israélien, juif, vivant dans un kibboutz ou dans une communauté. Je vois ce qui s'est passé en octobre, cette irruption de terroristes ne cherchant qu'à faire un carnage, prendre des femmes et des enfants et les emmener en otages. Je m'engagerais dans Tsahal pour libérer ces otages et empêcher que ces faits se reproduisent. Si j'étais aujourd'hui Palestinien, en voyant ce que l'armée israélienne fait à Gaza, les destructions et les crimes qu'elle y commet. Que ferais-je? Je prendrais les armes contre Tsahal... La question que je pose à la fin de ce livre - "en tant que militaire, ai-je été utile?" - est une clause de conscience qui harcèle tous les vétérans. Ai-je pu faire un peu de bien? Ai-je pu faire le moins de mal possible? Voilà une question à laquelle chacun doit répondre dans le fond de sa conscience et essayer de trouver de bonnes réponses. Pour reprendre le titre de ce livre, la seule chose qui me soulage, me console et me réconforte, c'est que j'ai connu des frères d'armes. Et avec eux, j'espère avoir accompli de bonnes choses.