La peste du 20ème siècle

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La fin des Goldens Sixties se dessinait, avec ses soubresauts de la crise pétrolière annonçant des années économiques difficiles. Qui ne se souvient de l'incompréhension totale dans laquelle nous plongea la description des premiers cas de syndrome d'immunodéficience acquise (sida), mal cernée au départ, snobée par les grands noms de l'infectiologie qui après la grippe asiatique de 1969 estimait qu'on vivait la fin des grandes épidémies, stigmatisant la communauté homosexuelle et les héroïnomanes. La réapparition à une époque où la médecine se voulait triomphale d'une affection méconnue, pandémique et mortelle dans tous les cas laissait la communauté scientifique aussi perplexe qu'inquiète. La lecture du beau livre d'Anthony Passeron 1 (photo), une première plume dont il faut retenir le nom, nous plonge avec talent dans cette épopée pas si lointaine mêlant à l'enquête scientifique le récit de l'expérience personnelle d'une famille confrontée à une maladie fantomatique, pour laquelle les informations n'étaient le plus souvent fournies que par la grande presse, la honte, l'exclusion et surtout l'incompréhension partagée par le corps médical de la nature du mal. C'est aussi passionnant qu'un roman de science-fiction, et suscite une intéressante réflexion sur des questions moins résolues qu'il y paraît. J'étais jeune médecin quand est mort mon premier sidéen, cadavérique, les yeux mangés comme un rescapé de camp de concentration, porteurs de plusieurs pathologies infectieuses intriquées difficiles à vaincre, accompagné d'un frère jumeau aussi atteint que lui. Il s'était ouvert les veines un soir de réveillon pour en terminer proprement avec une maladie devenue insupportable. Vingt ans ont passé, et le sida est devenu une maladie chronique, suivie avec compétence par des consultations où règne une grande humanité. Les patients sont insérés professionnellement, fréquentent nos salles d'attente sans être marqués du sceau de l'infamie, et soufrent des mêmes affections que les autres. On bénit pareille banalisation. La pandémie est devenue endémie, l'espoir fou du vaccin éradiquant le virus s'estompe, mais les progrès d'une trithérapie efficace, d'un traitement adéquat en cas de contamination accidentelle et d'une approche pharmacologique préventive (PrEP) non stigmatisante pour les patients à risque offrent une alternative suffisante au maintien d'une vie active de qualité à des patients jadis condamnés. On ne guérit pas sans doute, mais on traite avec efficacité. Les grands esprits qui prédisaient la fin des épidémies ont dû se rendre à l'évidence: la grippe asiatique de 1969 ne fut pas la dernière. Grippe aviaire, vache folle, tremblante du mouton, variole du singe, virus du pangolin, c'est tout un bestiaire qui frappe à nos portes dont la rapidité de transmission n'a de pareille que l'absence de traitement éradiquant. Le Covid-19 en sera-t-il la dernière séquence? Bien présomptueux celui qui l'affirmerait. Aurons-nous appris? Sans aucun doute, la modestie et la résilience surtout: on finit par apprendre qu'aucune pandémie n'est éternelle, et qu'on apprend à vivre avec tout.