...

Lou Richelle, médecin généraliste qui finalise un doctorat en sciences médicales sur l'amélioration de la prise en charge des assuétudes en MG, et Carole Walker, doctorante en sociologie et anthropologie qui réalise sa thèse sur la prise en compte d'une perspective de genre dans le champ des assuétudes, se sont rencontrées dans le cadre du groupe de travail (GT) "Femmes*, genre et assuétudes" de la Fedito-BXL (Fédération bruxelloise des Institutions pour toxicomanes). "La création de ce GT, il y a un peu plus d'un an, est partie du constat que les femmes et les minorités sexuelles et de genre sont peu visibles dans l'espace public, mais aussi dans les structures d'accueil pour personnes usagères de drogue (UD). Celles qui s'y rendent se retrouvent souvent dans des situations sanitaires et sociales plus critiques, pour lesquelles les professionnels ne se sentent ni outillés ni formés", précise Carole Walker (UCLouvain). De plus, peu de travaux de recherche intègrent la dimension de genre dans le champ des drogues. D'où l'idée de faire un état des lieux: "L'objectif de ce GT est d'améliorer l'accueil, l'accompagnement, l'orientation des femmes et des minorités sexuelles et de genre qui consomment des drogues, et de formuler des recommandations pour les institutions et les pouvoirs publics." Pourquoi mettre un * au mot 'femmes'? "Pour marquer l'inclusivité, on inclut toutes les personnes qui s'identifient en tant que femme, y compris les femmes trans, et on voudrait inclure toutes les minorités qui sont concernées par les rapports de pouvoir liés au genre. Pour le moment, les publics dont il est question ici sont surtout des femmes cisgenres (s'identifiant au sexe qui leur a été attribué à la naissance)", explique-t-elle. Les chercheuses se sont basées sur la définition du "genre" de la Convention d'Istanbul: "Le genre désigne les rôles, les comportements, les activités et les attributions socialement construits, qu'une société donnée considère comme appropriés pour les femmes et les hommes". Pourquoi parle-t-on d'invisibilisation du genre dans le champ des assuétudes? "Tout d'abord, la recherche dans ce domaine concerne en majorité des hommes. Beaucoup d'enquêtes reposent sur des bases de données portant sur l'indicateur de demande de traitement (TDI) qui ne recense pas les traitements délivrés à l'hôpital ou en cabinet privé. Il représente donc des personnes précarisées qui recourent aux structures spécialisées et qui sont majoritairement des hommes." "Quand les femmes et minorités font l'objet de recherches spécifiques, elles vont souvent être abordées de manière quantitative en comparaison avec des hommes. Or, une approche comparatiste ne permet pas d'intégrer la dimension de genre parce qu'elle ne tient pas compte des situations sociales, notamment des rapports de pouvoir liés au genre", ajoute-t-elle. Ensuite, beaucoup de recherches se focalisent sur la grossesse, la maternité et la transmission de maladies de la mère au bébé ou des risques psychosociaux pour les enfants. "Ces situations existent mais elles ne reflètent pas la diversité des situations de ces femmes. Ces travaux vont donc contribuer à véhiculer des représentations négatives des usagères de drogues et, quand elles se tournent vers un professionnel de la santé ou du social, ces questions ne sont pas abordées. On considère en général que la consommation de drogue est une pratique masculine, sauf pour les médicaments psychotropes." Enfin, quand les politiques s'intéressent aux consommatrices de drogues, elles sont fortement répressives et renforcent les représentations stigmatisantes envers ces femmes. La doctorante donne l'exemple de la proposition de loi sur la protection prénatale déposée par des politiques de droite à la Chambre en février 2020 (V.Van Peek, J.Crombez) (lire encadré): "On parle de mesures de protection proactives qui pourraient être prises dès la grossesse (césariennes ou hospitalisations forcées). Une approche aussi répressive va éloigner davantage les femmes des structures existantes." Néanmoins, de plus en plus de recherches s'intéressent au genre. "Ces études montrent qu'il y a une sous-estimation des chiffres et une féminisation des usages au cours des dernières années. Selon les chiffres de l'ONU, l'usage des drogues parmi les femmes a augmenté de 10% entre 1995 et 2019", souligne Carole Walker. Une série d'obstacles ne permettent pas un accès égalitaire aux services socio-sanitaires. "Les femmes représentent un quart de l'ensemble des personnes qui souffrent de graves problèmes de drogue. Or, seulement une sur cinq a accès aux traitements. Les différences se marquent à tous les niveaux, même pour des consommations socialement moins marquées", indique la Dr Richelle. Ces obstacles sont nombreux au niveau personnel: stigmatisation et auto-stigmatisation (culpabilité, peur du jugement), peur d'aller dans des espaces principalement investis par le genre masculin et d'y rencontrer des agresseurs ou des clients (pour les travailleuses du sexe), méconnaissance de ces services, peur de voir leurs enfants placés, peur des politiques répressives, manque de confiance aux soignants... Ils sont aussi sociaux et structurels, les programmes de soins ne prenant pas toujours en compte le fait qu'elles sont mères. " Il y a donc énormément de honte, de faible estime de soi, de phénomène 'why try' ('à quoi bon'? ). Cela a beaucoup d'impact chez ces femmes qui ont des stigmates forts parce qu'elles n'atteignent pas les construits sociaux de 'bonnes mères', socialement insérées. Comme elles arrivent en général tard dans lesservices, elles sont dans des situations problématiques plus compliquées à prendre en charge et cumulent des vulnérabilités psychosociales, par rapport à la population générale et aux personnes du genre masculin." Une diversité de problématiques sont liées à leur santé sexuelle, notamment la précarité menstruelle. "Il y a peu d'espace pour aborder ce sujet et une méconnaissance de ses spécificités", fait observer Lou Richelle. "On constate une augmentation de la prise de risque sexuel (pour obtenir la substance ou sous substance) et un hypogonadisme hypogonadotrope, surtout sous opiacés, qui amène des menstruations irrégulières, voire des aménorrhées secondaires, un risque de diminution de la libido et un assèchement vaginal. Dans leur imaginaire, il est impossible de tomber enceinte et elles ne prennent pas forcément des moyens de contraception, avec un risque de grossesse non désirée et d'IST." "Quand la grossesse est désirée, elles le voient comme une fenêtre d'opportunité pour arrêter de consommer, ou comme un moyen de substituer une image de toxicomane pour celle plus valorisante de mère. Il faut accompagner ces femmes et collaborer au niveau multidisciplinaire, le plus précocement possible. Étant donné cet accès limité aux soins, elles arrivent souvent dans des états plus avancés de grossesse ou carrément à l'accouchement." Enfin, la littérature et les constats de terrain montrent l'omniprésence des violences sexuelles, conjugales et/ou psychologiques dans les trajectoires de vie de ces patientes consommatrices, avec souvent l'usage de produits comme stratégie d'autogestion du trauma. Des services sensibles au genre émergent, indique Carole Walker: "D'un côté, il y a la création de dispositifs spécifiques qui ciblent les femmes et minorités sexuelles de genre. Des espaces en non-mixité proposent des plages d'accueil spécifiques aux femmes, où des liens de confiance peuvent se nouer entre elles et aussi avec les professionnels. Ce n'est pas anodin parce que les usagères de drogues ont souvent des histoires conflictuelles avec les intervenants psychosociaux (signalements auprès des services de protection de la jeunesse...). Ainsi, en créant un climat de confiance, ces espaces améliorent l'accessibilité des services." "Une autre approche consiste à intégrer la question du genre dans des structures qui existent déjà. Cela peut passer par un décloisonnement des secteurs (assuétudes, violences sexuelles et de genre, santé sexuelle et reproductive)." Les évaluations scientifiques des offres de services spécifiques au genre démontrent leur efficacité: "Par exemple, une accessibilité améliorée, une diminution des arrestations liées à la consommation et un recours moindre aux soins de santé mentale. Mais cette offre a du mal à se développer (manque de soutien institutionnel et de reconnaissance). Il est aussi compliqué de se faire connaître, et donc difficile de réorienter vers ces initiatives." Sur base de ces constats de terrain, de la littérature scientifique et des enquêtes menées, les deux chercheuses ont élaboré des recommandations: augmenter la visibilité de ces publics dans la recherche, diminuer les biais et les représentations sociales qui en découlent, équilibrer les espaces en mixité/non-mixité, mieux former les professionnels de santé à ces questions, et favoriser plus de collaborations intra-inter-institutionnelles, en essayant d'implémenter plus de services intégrés (parentalité et addictions). "En tant que généraliste", ajoute la Dr Richelle, "j'estime que cela permettrait d'améliorer le dépistage et les accompagnements, et les interventions précoces qui éviteraient ces situations complexes." "Notre groupe de travail va réfléchir à la meilleure façon de mettre ces recommandations en oeuvre. Notre objectif est d'ouvrir un dialogue constructif autour de cette question du genre dans le champ des drogues", conclut Carole Walker.