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Le journal du Médecin: Dans vos romans, et dans celui-ci en particulier, vous tissez constamment un lien très fort entre le personnage central et le paysage... Valentine Goby: J'écris beaucoup avec le corps, qui est à la fois un réceptacle et qui, en même temps, impacte les lieux et le monde. Il s'agit d'une zone de transition entre soi et les autres, qui touche et perçoit. Le corps est un tissu extrêmement malléable, un espace toujours actif, lieu de la collision et la collusion avec l'environnement, et notamment avec le paysage. L'on ressent en effet cette présence au monde du personnage de Vadim... On écrit généralement avec ce que l'on a vécu et, dans mon cas, il s'agit d'un parti pris, peut-être moins conscient aujourd'hui qu'il y a 20 ans, lorsque j'ai commencé à publier. Mais j'ai été une enfant qui est entrée dans le monde par la peau. Je n'ai pas grandi dans un milieu intellectuel ou cérébral, mais au sein d'un environnement naturel extrêmement généreux. Mon père était parfumeur et je vivais à Grasse, au milieu de la nature dans une oliveraie, au coeur d'une région où la pollinisation est constante. La nature n'y est jamais vraiment endormie, contrairement à ce qui se passe dans "L'île haute". Et cet éveil, qui parfois est un assaut, se révélait à la fois délicieux et violent car je souffrais d'asthme. Je me suis dès lors tournée vers la montagne qui m'a appris à respirer. On croise d'ailleurs beaucoup d'asthmatiques dans mes romans, de personnages qui ont du mal à respirer, qui se déplissent... Que signifie "écrire avec le corps"? J'ai du mal à raconter une histoire qui ne passe pas par l'exploitation des sensations. Une rencontre, ce sont deux corps qui se font face, qui entrent dans une sorte de processus d'immersion. Ce qui se passe à l'intérieur des peaux m'intéresse beaucoup plus que ce qui se passe à l'intérieur des têtes: comment on puise dans la sensation pour ensuite penser le monde. Cela relève du puzzle, je tente d'assembler des éléments pour qu'au final ils forment une image. Peut-on dès lors affirmer que vous pratiquez un naturalisme contemporain? Le naturalisme, ce fut mes premières lectures à l'école. J'ai également adoré le concept de l'enquête: sociologique, historique... de l'immersion. J'aimais les auteurs tels que Zola, la perspective d'être "littéralement" plongée dans un bain, quel que soit l'environnement dont on parle, de la mer, de la montagne, des forains... d'être transportée. Très jeune, j'ai plongé dans des livres que je ne comprenais pas, mais dont je sentais qu'il s'y déroulait quelque chose de l'ordre du physique, par exemple "Les nourritures terrestres" de Gide. Concernant la description de la montagne, vous êtes-vous inspirée du livre du grand géographe Élisée Reclus sur le sujet? Vous parlez à mon coeur puisque le thème de mon mémoire de fin d'études à Sciences Po portait sur Élisée Reclus. Je me suis d'ailleurs rendue à l 'ULB dans le cadre de mes recherches. Communard, Reclus s'était exilé en Belgique et a enseigné à Bruxelles. Ses positions anarchistes m'ont moins intéressée que son concept de géographie universelle, et, notamment, son travail d'immersion extraordinaire, notamment dans des îles lointaines, afin de comprendre, bien avant Lévi-Strauss, et d'une manière radicale, ce qu'est vivre. La figure d'Élisée Reclus est aujourd'hui revenue un peu au-devant de la scène grâce à la réédition de ses livres, du fait que certains auteurs l'ont remis au goût du jour et qu'aujourd'hui la nature est devenue le personnage-clé de nos vies. Aviez-vous lu précédemment "Un sac de billes" de Joseph Joffo, récit autobiographique de deux enfants juifs qui fuient la répression nazie dans la France occupée? Bien sûr. Tout ce que nous ingurgitons finit par se retrouver quelque part, par faire farine à notre moulin, dont ce voyage initiatique de jeunes enfants juifs fuyant la mort certaine. Mais c'est la littérature de l'enfance dans son ensemble qui m'intéresse et que je pratique par ailleurs, pas seulement les récits liés à la guerre, à l'exil ou à la problématique de la persécution des Juifs: au fond, dans mon cas, ces événements tragiques constituent des prétextes graves et sérieux pour tenter de traduire ce qu'est un émerveillement. Ils existent à tous les âges de la vie, mais l'enfance est le royaume des émerveillements, celui des premières fois. Les événements que nous traversons durant cette période n'ont aucune patine, ce qui résulte en une sorte d'immédiateté faite de stupeur, d'effroi et en même temps d'éblouissements, très difficile à retrouver et à retranscrire plus tard car à l'âge où nous les vivons, nous ne maîtrisons pas le langage adéquat. Une fois celui-ci acquis, l'expérience est passée... La littérature est à mes yeux une tentative de suture entre ces deux pôles d'apparences irréconciliables: comment rendre l'étrangeté de ce qui nous est devenu familier. Ce qui permet au lecteur de se souvenir de certains de ses moments d'enfance... Le pari que j'ai entrepris dans cette histoire dans un monde sans images, avec un enfant qui n'a pas de souvenirs puisqu'il n'a pas d'expérience avant, c'est de décentrer le lecteur de sa propre expérience pour l'emmener dans une montagne qu'il n'a jamais connue, comme s'il ne s'y était jamais rendu. Vos personnages sont toujours à la marge ou en marche, et en tout cas différents, que ce soit au niveau de leur santé ou de leur situation sociale... La périphérie m'intéresse énormément. Je suis une fille périphérique au départ, venant de Châteauneuf-de-Grasse. Mon but très clairement était d'aller à Paris, sans doute pour rejoindre le groupe, le collectif. Et j'ai adoré cela. Mais j'ai longtemps eu, et j'ai encore, et je ne suis pas sûr que l'on s'en défasse totalement, de la paille sous les semelles: ce qui m'a nourri et continue à le faire. Raison pour laquelle j'aime écrire à propos de personnes qui mènent des existences légèrement en retrait, ou qui vivent des expériences qui les démarquent un peu, avec toujours la tentation de savoir ce que l'on épouse, ce que l'on garde, ce que l'on laisse derrière soi, ce que l'on abandonne, ce vers quoi l'on va, les lisières... Dans "Murène", l'accident dont est victime le personnage principal se déroule dans les Ardennes françaises qui sont une frontière, et dans "L'île du haut" l'action se situe dans un village aux portes de la Suisse... La zone frontière est fondamentale: d'abord le col de neige à l'arrivée de Vadim constitue une première frontière physique, et qui se révèle beaucoup plus compliquée à franchir que la frontière suisse. Mais en fait, je suis très intéressée par l'idée du passage. Il y a un côté transhumance, mais la frontière induit également un côté non totalement défini, une zone grise... En regardant en arrière, j'ai le sentiment que cela fait longtemps que je travaille sur cette question, mais cette fois-ci de manière plus visible: en fait, j'ai en horreur les assignations...